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Peut-on censurer le désordre?

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2129 16 août 2019

Le progrès technique augmente la maîtrise de l’homme sur le monde et, du même coup, ses possibilités d’y faire du mal. Ainsi, internet offre une liberté d’expression très large, une réactivité immédiate et une audience illimitée, le tout pour des coûts incomparablement plus bas que l’imprimé. Cela accroît dans les mêmes proportions les possibilités de répandre, instantanément et dans le monde entier, des calomnies, des insultes et des contre-vérités. Il revient en principe à l’Etat de veiller à ce qu’il règne un peu d’ordre sur «la toile».

Plutôt que de s’en prendre lui-même aux sites qu’il juge inacceptables, l’Etat français a décidé de confier cette tâche directement aux réseaux sociaux, moteurs de recherche et plateformes de partage comme Wikipédia, Facebook, Twitter ou YouTube. L’idée est de les forcer à faire eux-mêmes leur police. C’est dans cet esprit que l’Assemblée nationale française vient d’adopter, par 434 voix contre 33, avec 69 abstentions, une loi dite «loi Avia», du nom de son inspiratrice, la députée de «La République en marche» Laetitia Avia. Jusqu’à maintenant, Mme Avia était surtout connue pour avoir mordu un chauffeur de taxi.

Sa loi vise les messages injurieux, incitant à haïr, à discriminer ou à commettre des violences sur des personnes en fonction de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre, de leur handicap, de leur ethnie, de leur nationalité, de leur “race” ou de leur religion. Elle fait une obligation aux plateformes numériques de fermer dans la journée les pages ou sites incriminés, sous peine d’être condamnées à des amendes pouvant atteindre 4% de leur chiffre d’affaires mondial. En Allemagne, où la loi existe déjà, les amendes prévues vont jusqu’à cinquante millions d’euros1. Le Sénat examinera la loi Avia en septembre.

Cette loi est une loi de censure. Censurer une publication est une affaire délicate dans un régime fondé sur l’opinion et la liberté d’expression. Seul l’Etat devrait être habilité à y procéder, et encore, au cas par cas, en respectant au plus près les libertés personnelles et en limitant les interventions aux affaires qui menacent réellement et immédiatement les mœurs et la sécurité publique. La loi Avia viole chacune de ces exigences fondamentales quand elle sous-traite la censure des citoyens français à des organismes économiques internationaux, et dans des domaines aussi élastiques que l’incitation à la haine et à la discrimination.

Les seigneurs du net n’attendront pas les dénonciations officielles pour agir. Ils installeront spontanément leurs propres algorithmes de censure, lesquels supprimeront, sans consultation des intéressés, des pages, voire des sites entiers contenant tel terme connoté négativement, telle image incorrecte, telle théorie historique ou scientifique controversée. Pour éviter tout risque, les critères de censure seront extensifs. On coupera au ras du sol. On le fera d’autant plus facilement que, sur le plan des finances, le seul qui leur importe, les pertes seront insignifiantes.

Les sites vraiment nuisibles, terroristes, djihadistes, maffieux et pornographiques, ne sont pas vraiment menacés. Ils ont les moyens techniques et financiers d’avoir toujours un coup d’avance. Ils changeront de nom et d’adresse aussi souvent qu’il le faudra. Leurs courriels passeront par des systèmes de cryptage capables de décourager les hackers les plus habiles. S’il le faut, ils recourront à ces réseaux internet parallèles, souterrains et anonymes, qu’on nomme le deep web ou le darknet.

En revanche, la loi Avia menace directement les petits sites amateurs de réflexion et de réinformation. Ce sont des sites conservateurs, réactionnaires ou révolutionnaires, identitaires et souverainistes, libertaires de droite ou de gauche, esprits libres, marginaux ou révoltés, qui mettent en cause, sous forme de textes ou de vidéos, le régime et ses «affaires», les partis et les médias, la mondialisation libérale-socialiste, les accords de libre-échange, mortels tant pour l’agriculture que pour l’écologie. Ils dénoncent les bureaucrates de l’Union européenne et les politiques migratoires anémiques ou suicidaires des Etats occidentaux. Ils ironisent sur les prêches moralisants des antiracistes, des féministes, des antispécistes et des planétologues. Ils ne sont certes pas forcément d’accord sur tout.

Il arrive à certains de ces sites de sur-interpréter tel acte du gouvernement, de canonner des moineaux, de faire des procès d’intention, de jouer les victimes, de verser dans le complotisme. Qu’importe! l’essentiel est que ces sites argumentent, ferraillent, posent les questions qui font mal. Ils animent la vie intellectuelle et le «débat démocratique». S’ils ont tort sur un point, ou plusieurs, on le montrera mieux en démontant pièce à pièce leur argumentation et en rectifiant les faits qu’en leur interdisant de s’exprimer.

En plus de la censure numérique qui va sévir dès cet automne, ces sites sont attaqués à travers les annonceurs qui les font vivre. Ces derniers se voient harcelés par des «justiciers» internationaux tels que les Sleeping Giants, qui se vantent d’avoir réussi à décourager plus de 980 annonceurs du site Boulevard Voltaire. Allez voir ce site, modéré et de bonne tenue rédactionnelle, et jugez vous-mêmes s’il lance des appels à la haine, ou s’il ne s’agit pas simplement, pour les «antifas» des Sleeping Giants, de faire taire des adversaires idéologiques par tous les moyens.

Certains de ces sites se préparent à entrer dans une sorte de résistance semi-clandestine. «La Lettre Patriote», un site français, annonçait il y a quelques jours: Nous devons désormais créer sur internet un écosystème patriote indépendant, avec nos propres sites web, nos propres réseaux sociaux, nos sites d’entraide entre patriotes, etc. «Ecosystème» désigne en l’occurrence un réseau autonome et anonymisé, ce qui est la définition même du darknet. Avouons que la perspective de jouer à cache-cache dans son propre pays nous paraît un peu trop théâtrale et romantique. Mais il est vrai que nous ne sommes pas en France.

Internet est l’expression la plus parfaite de la mondialisation: un univers illimité où se croisent, s’entrechoquent et se confondent les informations précises et les théories fumeuses, les révélations pertinentes et les rumeurs mensongères, les documents originaux ou retouchés, les forums gratuits d’entraide informatique, les flambées émotionnelles et les mises au pilori. Internet, c’est encore une explosion quotidienne de trouvailles humoristiques, de détournements d’images et de parodies. Cette expansion anarchique ne connaît pas de principe directeur ni de hiérarchie. Elle échappe à tout contrôle et la «main invisible» ne la régule pas plus qu’elle ne régule l’économie de marché. Et la loi Avia, qui propose une régulation idéologico-morale, ne fera qu’y apporter un élément supplémentaire de désordre.

Notes:

1  Ces montants exorbitants semblent indiquer que les Etats traditionnels s’efforcent de se défendre, par tous les moyens, contre le transfert progressif de leur pouvoir aux super-Etats numériques.

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