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Le nec plus ultra de l’expérience communautaire

Lionel Hort
La Nation n° 2132 27 septembre 2019

Nous accomplissons depuis quelques semaines notre école de recrue. Nous recevons de ce service, effectué après nos études, des connaissances techniques et des compétences physiques. Au-delà, il nous permet d’éprouver de manière intégrale l’expérience communautaire, s’ajoutant aux souvenirs des camps scolaires, de catéchisme et autres camps scouts. Malgré les efforts qu’elles impliquent, ces expériences apportent toujours plus qu’elles ne «coûtent».

A ce sujet nous reproduisons un texte qui, à travers la comparaison du service militaire et du service civil, correspond de manière remarquable à nos premières impressions de l’école de recrue, indéniablement positives malgré ses quelques inconforts et inconvénients:

« [L’armée] constitue, pour l’ensemble des citoyens […] dans nos sociétés contemporaines, le seul engagement symbolique et la seule preuve par l’acte de vie solidaire quotidienne, non seulement du matin au soir mais nuits comprises, avec les innombrables désagréments les accompagnant et précisément sans la possibilité d’un retour à chaque fin de journée en son foyer, délicieusement à l’abri de la solidarité où l’individu n’est pas obligé de sortir de soi pour tendre la main vers l’autre.

Aujourd’hui, seule l’armée de milice fournit cette expérience, certes de quelques mois seulement, de l’impossibilité matérielle de se couper de ses semblables, donnant à chaque soldat de vivre avec cet autrui ni désiré, ni choisi, ni estimé le cas échéant et pourtant à respecter parce que tirant à la même corde. Corde ou le symbole du lien, de la direction une malgré les forces disparates. Le service civil manque cette expérience communautaire totale en ménageant la non-solidarité dans la plus large partie de sa durée, soirs et nuits, permettant de se reposer d’autrui, de s’en distancier, de s’abriter de l’altérité, échappant à l’exercice intime d’une communauté vivante jusqu’à la promiscuité, dérangeante jusqu’à la vulgarité mais pénétrante jusqu’à l’humilité.

Peut-être cette édification sociale par l’armée n’a-t-elle guère à voir avec quelque mission militaire stratégique, ne se traduisant souvent pour le soldat, sur le terrain, qu’en langueurs et contre-ordres : l’expérience sociale, sociologique même, demeure néanmoins bien plus viscérale que celle de convives élus dans des associations aux membres choisis, ces mouvements s’affirmeraient-ils « collectifs » voire collectivistes […].

Et bien des fantasmes de « libération » par appartenance à des groupes extrêmes disparaissaient sous le poids du paquetage, alourdi du fusil d’un plus faible, de la lourde radio SE-235 du groupe, passant à tour de rôle. L’expérience de la faim, réelle, non l’inconfort d’un repas retardé de petites minutes, l’expérience du froid, transi dans un sac de couchage glacé, des habits mouillés, sales et malodorants à remettre le lendemain : point pensées abstraites sur la finitude de la condition humaine, point image irénique de la solidarité avec un autrui éloigné dont je ne connaîtrai la présence, théorique, que sur un papier lisse ou dans une assemblée générale confortable. L’armée offre (oserait-on « offrait ») en cela à l’individu une expérience irremplaçable : celle de ne plus être, mieux et plus grave, de ne plus pouvoir être, un atome sociétal toujours à même de recouvrer, à très brève échéance, son quant-à-soi séparé des autres, à l’abri de leur immédiate sollicitation.

Sans doute le soldat pouvait-il en ressortir tristement hébété, mais assurément conscient que le quotidien d’une vie réellement collective, avec du même pour tous et tout le temps, n’est pas supportable ; et combien il est bon de retrouver un chez soi dont on comprend alors le prix, dont on entend la valeur et partage la cohérence à vouloir le défendre […].

Le soldat accepte de se préparer à la triste besogne de la violence, d’approcher le « pouvoir inquiétant de donner la mort », dans l’espoir raisonnable, ce faisant, que cette situation « inhumaine », humaine, trop humaine en vérité, n’advienne pas. Pour être authentique, la vertu de paix doit être incarnée, vécue dans la chair, non simplement proférée. »1.

Notes:

1  Papaux Alain, préface, pp. 13-16, in Monnier Félicien, Juge et soldat, essai sur les fondements de la justice militaire suisse, Centre d’histoire et de prospective militaire, Pully, 2016.

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