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Adaptation, révolution, consentement

Jacques Perrin
La Nation n° 2134 25 octobre 2019

Lors du septante-cinquième (camp de Valeyres…), vers minuit, alors que l’auteur de ces lignes a achevé son premier exposé sur le nihilisme, un ami cher lui lance: La vie est cool à 90 % ! D’accord! Dans le Pays de Vaud, lors d’un camp de la Ligue vaudoise, cette sentence est admissible. Le reste du temps, la vie nous réserve des difficultés que nous surmontons, ou pas.

Religions et sagesses nous apprennent à affronter le mal. Le christianisme nous dit: Ayez foi en Dieu, aimez-vous les uns les autres, pardonnez à ceux qui vous ont offensé. Épicuriens et bouddhistes nous incitent à restreindre nos désirs et à écarter de nous les troubles. Les stoïciens nous engagent à supporter les coups du sort, tandis que Nietzsche nous invite à aimer tout ce qui ne nous tue pas et à tirer profit du malheur lui-même. Travailler, prier, chercher le juste milieu, méditer, créer sont d’autres manières de combler nos insuffisances.

Avec Crime et châtiment, L’Idiot et Les Frères Karamazov, le roman Les Démons compte parmi les chefs-d’œuvre de Dostoïevski. L’âme de l’écrivain russe essaime dans trente-neuf personnages. Les plus vicieux ont un côté noble et les plus vertueux sont soudain pris de faiblesse.

Nous les rangeons en trois catégories grossières qui se chevauchent parfois.

Rappelons que le livre met en scène des nihilistes vers 1870. Dieu, la foi et le péché obsèdent Dostoïevski. Les Démons devait s’inscrire dans un cycle d’une ampleur inouïe, intitulé d’abord L’Athéisme, puis La Vie d’un grand pécheur.

Certains personnages ne se posent aucune question existentielle. Ils cherchent le moyen de devenir quelqu’un, s’adaptant à leur milieu et se débrouillant pour vivre ou survivre. Les miséreux, comme l’ivrogne Lébiadkine et le bagnard évadé Fedka, sont prêts à voler, tuer et mentir. Les membres des classes supérieures s’assurent une position sociale, tel l’incompétent gouverneur de la province, von Lembke, ramenant tout aux convenances (il croit en Dieu parce que c’est son devoir de gouverneur), dont l’épouse Ioulia, entichée d’idées modernes, accueille dans son salon des écrivains bien en cour et la racaille locale dans l’espoir de la contenir dans un libéralisme inoffensif. Il importe qu’une grande dame de province ait le salon le plus réputé. Varvara Stavroguina, propriétaire richissime, dispute cette position dominante à Ioulia von Lembke. L’adaptation consiste aussi à suivre un chef dont on épouse les idées. Les humiliés de la province l’ont trouvé en la personne du nihiliste Piotr Verkhovenski. Lipoutine, Virguinski et son épouse, Chigaliov, le postier Liamchine, le lieutenant Erkel donnent un sens à leur existence médiocre en s’associant à un complot mondial imaginaire. Deux littérateurs montrent un talent particulier d’adaptation: le vaniteux Karmazinov, grand auteur libéral sur le déclin, séduit par le nihilisme, joue à merveille l’artiste sur le point de faire ses adieux, et Stépan Trofimovitch, précepteur, écrivain raté, pique-assiette selon ses propres termes, vit aux crochets de Varvara; joueur endetté, il a abandonné son fils Piotr aux soins d’une de ses tantes, mais quitte avant de mourir son insignifiance polie pour revenir à la foi orthodoxe.

Les «adaptatifs» constituent le gros de la troupe. L’important est d’appartenir à un cercle «novateur», d’«en être».

La seconde catégorie est constituée par les nihilistes. Certains sont désespérés, comme Stavroguine et Kirillov, d’autres luttent au nom d’une utopie floue censée se réaliser dans un avenir indéterminé. Mécontents de leur sort, ils souhaitent détruire les fondements d’une société qu’ils estiment oppressive et injuste. Une étudiante revendicative, un lycéen en pleine révolte adolescente, des officiers subalternes, des séminaristes athées et des fonctionnaires du bas de l’échelle sont les protagonistes du camp rebelle qui rejette les pères, les popes et le tsar.

Deux figures se distinguent.

Stavroguine, aristocrate débauché, élevé par un précepteur libéral (Stépan Trofimovitch), a violé une fille mineure, tué en duel des gens qui ne lui ont rien fait, provoqué divers scandales, épousé une femme boiteuse et folle par défi, pour voir ce que ça fait. Beau et fort, il est aimé et craint. Ses dons ne lui servent à rien. Il ne sait comment concilier les forces opposées qui le tiraillent. Aucune cause ne mérite son engagement. Il n’est pas sadique; il ne jouit que de la maîtrise incroyable qu’il exerce sur lui-même. Un homme, son ami Chatov, le gifle; il pourrait le tuer sur-le-champ, mais croisant les poings derrière le dos, il l’épargne. La petite fille qu’il a violée va se suicider de honte; il assiste à la scène, mais ne fait rien pour empêcher cette abomination. Il sait que Chatov va être assassiné par les nihilistes: il le prévient, mais n’intervient pas pour le sauver. Stavroguine est le démon par excellence, orgueilleux et séducteur; incapable d’aimer, il se morfond. Même l’évêque Tikhon auquel il se confesse ne peut le détourner du suicide.

Piotr Verkhovenski, chef des nihilistes, tue Chatov pour souder son groupe. Il rêve de faire le bonheur de l’humanité en la soumettant à une élite dont il sera le chef. Homme d’action tout occupé à trouver les moyens d’acquérir le pouvoir, il n’a pas vraiment d’idéal. La lutte et les intrigues prennent tout son temps. Un utopisme affiché dissimule son seul centre d’intérêt: lui-même.

Stavroguine et Verkhovenski ne sont pas des méchants absolus, mais aussi des victimes, notamment de l’indifférence paternelle et du désordre spirituel. Stavroguine est attiré par les êtres qui lui témoignent de l’amitié ou de l’amour, sans pouvoir les aimer en retour: Chatov par exemple, ou Dacha, la sœur de celui-ci, et aussi la belle amazone Lisa. Il entretient son épouse légitime Maria, la boiteuse. Verkhovenski ressent le besoin de servir plus grand que lui, il adore Stavroguine dont il veut faire le nouveau tsar, mais l’aristocrate décline l’offre.

L’ingénieur athée Kirillov, qui se suicidera pour prouver qu’un homme n’ayant pas peur de la mort est comme un dieu, raconte dans un moment d’extase les cinq minutes de joie pascalienne qu’il lui est arrivé d’éprouver.

La dernière catégorie comprend les personnages en qui Dostoïevski fait agir les forces bienfaisantes, ceux qui peuvent rendre ce qu’ils ont reçu. Ils sont plus sereins et confiants, désireux de servir et d’aimer. Ils consentent au monde tel qu’il est, ne se révoltent pas contre Dieu, le tsar et la terre russe. Le plus souvent, il s’agit de femmes. Sofia, la colporteuse de bibles, prend soin du maladroit Stépan Trofimovitch, perdu dans la vaste campagne où il marche au hasard pour rompre avec son passé. La Virguinskaïa, sage-femme athée, exerce son métier avec compétence et assiste même au baptême des enfants qu’elle a aidés à venir au monde. La belle et douce Dacha, fille adoptive de Varvara Petrovna, accepterait d’épouser Stépan Trofimovitch, par reconnaissance pour Varvara. Ensuite, elle se propose de devenir la garde-malade de Stavroguine en train de sombrer. Varvara Petrovna, maîtresse femme, dominatrice, se montre bienveillante pour son entourage. Elle fait tout son possible pour retrouver et sauver son pique-assiette amoureux, Stépan, tombé malade durant sa fugue. Même Maria, la boiteuse folle, adoratrice de la Terre-mère, a des éclairs de lucidité, comprenant que son époux Stavroguine est un imposteur.

Les hommes ne sont pas tous des démons, notamment Chatov, émerveillé par le mystère de la naissance de son fils. Chatov, passé de l’anarchie à l’orthodoxie slavophile (comme Dostoïevski lui-même à une époque de sa vie), est le seul à s’opposer aux nihilistes, à affronter son ami Stavroguine, à s’en prendre à lui physiquement. D’autres personnages masculins se distinguent par leur esprit de service et de sacrifice, comme l’officier d’artillerie Mavriki (Maurice), chevalier servant de Lisa qui lui préfère Stavroguine.

Chez Dostoïevski, la vérité inspire des religieux comme le starets Zosime (Les Frères Karamazov) ou l’évêque Tikhon, mais aussi le peuple du bas de l’échelle. L’acceptation est une vertu terrienne, celle des moujiks. Alexeï Iégorovitch, fidèle serviteur de la famille Stavroguine, avertit son maître: Dieu vous bénisse, monsieur, mais seulement pour entreprendre des choses louables; Fedka, le bagnard meurtrier et pilleur d’icônes, remet Verkhovenski à sa place: Le premier assassin, c’est toi. Et tu sais ce que tu mérites, avec rien que ce seul point, que, débauché comme t’es, tu crois plus à Dieu lui-même, le Créateur Véritable ? T’es rien qu’un idolâtre ! Et il le frappe au visage.

S’adapter pour survivre; refuser le réel et tomber dans le néant de l’utopie; consentir au monde et aimer le Christ: voilà trois chemins qu’il nous est loisible d’emprunter.

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