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Jean-Luc persécuté

David Rouzeau
La Nation n° 2140 17 janvier 2020

Le troisième roman de Ramuz porte à nouveau, comme les deux précédents, sur la relation et l’amour. Il est écrit en 1907 et 1908, paraît en novembre 1908, Ramuz vient juste d’avoir trente ans.

Quand on se pose la question de ce qu’est le sens fondamental d’un texte, on constate qu’il s’agit ici d’une sorte de cri métaphysique en faveur de l’amour, du vrai amour. Jean-Luc, humble paysan d’un haut village valaisan, est heureux, a tout, dès lors qu’il vit dans l’amour de sa famille, en particulier dans celui de sa femme, Christine, et de leur premier enfant, car on peut imaginer qu’ils auraient pu en avoir d’autres si Christine avait été fidèle et aimante. Mais cette dernière n’aime pas sincèrement Jean-Luc; elle a toujours été attirée par un autre homme et le trompe avec lui. En cela, elle porte mal son prénom: Christine n’est pas fidèle à la règle de l’Amour et de la Vérité enseignée par le Christ.

Jean-Luc est tellement heureux dans cette vie terrestre, cette vie heureuse que les hommes rendent possible quand ils s’aiment, sont sincères et fidèles. Et il y a alors comme un paradis qui se dresse sur la Terre… Il ne s’agit du reste pas de la première étape d’un amour-passion qui va se modifier par la suite en un amour plus profond et serein. Il s’agit d’emblée de cet amour profond et serein, d’un amour normal, d’un amour calme et simple, mais en même temps constamment entretenu par un travail de l’âme qui se dédie à l’autre dans la relation. Le narrateur parle clairement de bonheur et de joie: «Ce fut […] le bonheur.» Il y a également cette magnifique phrase: «On était à l’entrée de l’été, il travaillait avec joie, dans le désir et l’amour d’elle.» Cet amour est ainsi charnel («le désir d’elle», le plan du corps) et spirituel («l’amour d’elle», le plan de l’âme). Il est donc complet, total. Et cet amour est en effet simple et paisible: «Quant à lui, des fois attardé, son grand plaisir était, au tournant du chemin, d’apercevoir là-bas la petite lumière à la fenêtre de la cuisine, — et cette porte ouverte aussi, ce carré rouge dans la nuit où paraissait une forme noire; et alors il pensait: “ C’est elle, elle m’attend.”» La vie s’accomplit dans sa plénitude.

La persécution indiquée par le titre Jean-Luc persécuté est le désamour de Christine. Le bonheur de Jean-Luc devient dès lors impossible, son «paradis» s’effondre. Christine, comme Julien par rapport à Aline, est une autre figure d’un être faux qui trompe. Dans Les circonstances de la vie, Frieda était aussi une manipulatrice et cela induisait le malheur d’Emile qui lui était complètement dévoué. Jean-Luc est trahi comme Aline et, de façon analogue, leurs enfants mourront et eux se suicideront ensuite. Le message de Ramuz est limpide, le vrai amour apporte la joie sur la terre, le bonheur, une vie humaine véritablement accomplie. La trahison en amour amène à la mort. Pour parler en termes haldasiens, on pourrait dire que la vraie relation est pourvoyeuse de vie, tandis que la fausse relation ou l’absence de relation est mortifère.

Ramuz est comme obnubilé par cette thématique. Le vrai amour permet une vie calme et joyeuse. Il est comme une maison solide dans laquelle on peut vivre et qui donne un sens à la vie. Sans trop nous aventurer dans des explications biographiques potentiellement périlleuses, nous nous contenterons de constater que Ramuz, à ce stade de sa vie, n’a pas encore trouvé une compagne et n’a pas encore fondé une famille. Il est même tombé amoureux, précisément durant ces séjours de découverte du primitif et magnifique Valais, à Lens, d’une jolie Ludivine, qui «a de très jolis yeux bruns» et «des petits frisons noirs», mais cette relation n’aboutira pas à un mariage. Peut-être est-il dans cette recherche et ce manque? Par ailleurs, on peut tout de même aussi constater que Ramuz sera toute sa vie fidèle en amour à sa femme, la peintre Céline Cellier, et sera un père très aimant pour sa fille, Marianne. Il fut toujours très attentif à ses proches.

On retrouve aussi l’idée que Jean-Luc est un être d’absolu, un être voulant vivre la vie de manière totalement sincère et intense. Il est comme Aline, comme Farinet. Ils sont à l’image du Christ. Ramuz, l’artiste, l’écrivain, s’inscrit aussi dans cette vocation de servir l’Absolu, la Vérité, la Vie. Et il ne sait que trop bien que le monde des hommes est pour une part antinomique par rapport à cette aspiration. Le poète est l’albatros claudiquant au milieu des huées des médiocres. Aline mourra, Jean-Luc et Farinet aussi. Ils mourront tous jeunes, à nouveau comme le Christ. C’est que la bêtise des hommes et de la société, trop souvent active, n’aime pas les êtres d’absolu. Ramuz, par la médiation de l’écriture, de son art, parvient à servir cet Absolu, sans pour autant lui aussi se brûler les ailes. Il sait comment se positionner par rapport à la flamme de la vérité. Il sait rester à la bonne distance. Et il a trouvé un moyen intelligent pour la servir: l’art, en l’occurrence la littérature.

On le voit, dans ce troisième roman, Ramuz défend une vision forte de la vie en affirmant la valeur fondamentale d’un amour sincère avec une femme, et réciproquement, pour une femme, un tel amour avec un homme. C’est cela qui manquait à Emile dans Les circonstances de la vie. Une certaine banalité de la vie, dont il souffrait, provenait d’un manque d’amour, charnel et spirituel.

Jean-Luc persécuté est un roman de feu, une flamboyance qui est comme un coup de tonnerre pour le lecteur, une brûlure, car on a mal avec Jean-Luc, comme on a eu mal avec Aline…

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