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D’un château l’autre

Lars Klawonn
La Nation n° 2141 31 janvier 2020

L’écriture littéraire ne rend pas heureux. La vie non plus. Cela arrive, mais c’est rare. Cependant notre époque ne tolère plus aucune frustration car, grâce au sacro-saint progrès, l’homme vit enfin heureux. Or voici un homme, parmi d’autres, qui ne l’était pas. S’il l’avait été, Louis-Ferdinand Céline n’aurait pas écrit une seule ligne de son œuvre. Sa littérature n’est pas de la thérapie; c’est de la légitime défense. Il a écrit pour se venger. Pour lui, écrire, c’est comme la vie, c’est comme la boxe, on prend des coups, on encaisse, et on riposte. Toute l’œuvre de Céline est un règlement de comptes avec ses ennemis. Beaucoup de haine, peu d’amour; donc profondément humaine.

Premier volet de la trilogie dite allemande, D’un château l’autre (1957) narre essentiellement les aventures de Céline à Sigmaringen, ville de Bade-Wurtemberg, dominée par son château, ancienne résidence des ducs de Hohenzollern. En 1944-1945, le maréchal Pétain y séjourna avec une «commission gouvernementale» française, prolongeant le gouvernement de Vichy. C’est là que le médecin Ferdinand a pris ses quartiers, au Löwen, dans la chambre n°11; c’est là qu’il a installé son cabinet, dans ce «taudis» qui lui sert aussi de lieu d’habitation, à lui, à sa femme Lili et au chat Bébert.

Le sujet du roman? La guerre, les maladies, l’incessante arrivée des trains amenant des rescapés, des exilés, des réfugiés, la misère, la prostitution, la violence, la S.A., les manigances politiques. Constamment débordé, le médecin subit. Il donne des consultations, soigne autant qu’il peut avec les moyens du bord, ceux de la guerre. D’un château l’autre, d’une galère l’autre. La galère, toujours la galère. C’est le leitmotiv de ce roman, et de tous les romans de Céline.

Son enfance passée à Paris, c’était déjà la galère. Il en tire Mort à crédit. Engagé volontaire dans la guerre de 1914, cette autre galère, d’où il revient grièvement blessé et qu’il raconte dans Voyage au bout de la nuit et dans l’inachevé Casse-pipe. Ensuite il attrape le paludisme en Afrique, et c’est encore la galère dont il nous fait le récit dans Voyage au bout de la nuit. Puis arrive la seconde Guerre mondiale, sa plus grosse galère. C’est toujours la galère. Nettement pro-allemand et antisémite, Céline suscite haine et ennuis. Il s’exile en Allemagne, puis au Danemark, où il fait six ans de prison, pour avoir été «collabo». A ce sujet, il écrit «que mon compte était bon!… d’une façon d’une autre!… Bagatelles je devais en crever!… C’était aussi entendu à Londres qu’à Rome ou Dakar… et dix fois plus encore chez nous, là! Sigmaringen sur Danube! […] que je payerais pour tous!… que tout se passerait très gentiment, grâce à moi!… A moi les supplices gratinés! “ avec les livres qu’il a écrits ”! […] ce que j’ai adouci d’agonies, d’agonies de trouilles avec Bagatelles! juste ce qu’il fallait, ce qu’on me demandait!… Le livre du bouc! celui qu’on égorge, dépèce! mais pas eux!… pas eux du tout! douillets eux! non! jamais! plus un seul anti-juif d’ailleurs […] comme j’ai sauvé de l’autre côté, Morand, Achille, Maurois, Montherlant, Tartre… l’héros providentiel con!… moi!… moi! … moi! pas que la France, le monde entier, ennemis, alliés, exige que j’y passe!»

Composé à la première personne du singulier, D’un château l’autre n’est cependant pas une autobiographie; c’est un roman. Le langage est hautement inventif et fabuleux, le style si particulier qu’il fonctionne comme une sorte de loupe, un filtre grossissant qui nous revoie l’image déformée, grotesque de la réalité. Car en effet, le point le plus important, ce qui est réellement fascinant, c’est que Céline adopte une position. Non pas une posture, mais une position. La différence est de taille. La posture, ce terme galvaudé, repose sur l’idée de créer une image de soi, voire une illusion. Tandis que chez Céline, c’est une position au sens militaire du mot. C’est une stratégie d’attaque. Il définit une position, dresse un mur infranchissable, y ouvre des meurtrières, et tire. Sont visés toutes les idéologies, toutes les politiques, tous les pouvoirs, surtout le pouvoir de l’argent, bref toute la «vacherie universelle». Cette position, c’est la littérature qu’il tient coûte que coûte, et qu’il garde sans jamais l’abandonner, comme une perle qu’on a tirée de la boue. La littérature, est son arme de défense, c’est sa peau et sa respiration. Il fait corps avec sa langue, son rythme et sa musique, comme un pianiste avec son piano.

D’un château l’autre s’ouvre sur le présent. Après la guerre, l’auteur s’établit médecin à Meudon-Bellevue, au bord de la Seine, au sud-ouest de Paris. C’est là où il continue son œuvre, replongeant dans un passé encore vif dans son esprit. «Révolte… pas au Bas-Meudon! Non… à Sigmaringen! Je bats la campagne, je vous promène… soit! Je rassemble mes souvenirs historiques… Que je ne me trompe pas! Nous y voilà… Sigmaringen!»

Ses souvenirs sont autant de hantises. Pas d’écarts, tout s’imbrique. Passé, présent. Visions fiévreuses. Cauchemars. Tout ça, tout «ce perpétuel carrousel grondant fulminant», il nous le raconte «tel quel». Céline nous amène au gré de l’afflux de ses souvenirs, «je suis plein de digressions… effet de l’âge?… ou le trop-plein de souvenirs? … J’hésite...»

Assiégé, submergé par sa mémoire, il n’a pas de temps à perdre. Il tient sa position. Les balles de son fusil, il les fabrique avec le matériel de son vécu traumatisant. Il est en guerre. Toujours. Il doit aller vite. Riposter vite. D’où son style oral, direct, incisif. C’est l’expression organique d’un homme persécuté par la vie et ses épreuves. Misanthrope? Assurément. Il transforme ses ressentiments obstinés en un art porté à son extrême de dérision, de beauté et de cruauté, en forgeant ainsi l’expression originale d’une douleur vivante. Et jamais apaisée. Surtout pas d’apaisement.

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