Obligation de servir: Entre solidarité confédérale et obligation naturelle
[Article paru dans la Revue Militaire Suisse, juillet-août 2013]
Le 22 septembre, nous voterons pour ou contre l'obligation de servir. Les arguments contre l'initiative ont déjà été et continueront d'être développés dans ces colonnes jusqu'à la votation. En ce qu'elle attend des citoyens un service involontaire par définition, l'obligation de servir est une idée difficile à défendre dans notre monde individualiste et libéral, dans le sens le plus relativiste du terme. Nous proposons ici quelques pistes de réflexions pour justifier la notion d'obligation dans le service à la communauté.
La Confédération à laquelle nous appartenons a pour fonction de défendre la souveraineté et la liberté des cantons qui la composent. C'est ici la fonction historique de la Confédération helvétique que nous décrivons : celle d'être une alliance militaire d'Etats souverains. On peut discuter, juridiquement, de l'ampleur de ces souverainetés cantonales. Une chose est indiscutable : nos cantons existent encore et ne sont pas près de disparaître. C'est donc la réalité politique qui doit compter. En 2013, la raison d'être de notre Confédération n'a presque pas changé depuis le XIIIème siècle.
De même, libres, nos cantons sont garants de la liberté de leurs citoyens. Le citoyen d'un pays asservi, à la souveraineté nationale inexistante, ne peut pas être libre ; son cadre de vie ne l'étant pas, il lui est impossible de l'être lui-même. La liberté est ici à comprendre comme la liberté d'entretenir des relations humaines stables au sein des communautés que contient une nation : famille, école, Eglise, club de foot ; de s'y développer, s'y épanouir et contribuer à la perpétuation de ces structures.
Le danger le plus élevé auquel une communauté politique peut être exposée est celui de l'attaque militaire. Une telle agression serait une mise en cause, réelle et vécue par tous, de nos libertés politiques. Il convient de se donner les moyens de se défendre, quel que soit le danger.
C'est pourquoi la Confédération, enveloppe protectrice de nos cantons, est garante de l'intégrité du territoire fédéral, lieu de vie quotidien pour chacun de nous. Elle s'est donc dotée d'une armée. Celle-ci apparaît, en bonne logique, comme le moyen à la fois ultime et permanent de la sécurité, de l'indépendance et de la liberté. « Permanent » parce que même en temps de paix l'armée d'un pays est l'un des fondements de l'existence politique de ce pays, sur la scène internationale notamment. Qui nous dit que les pressions fiscales et financières que la Suisse subi depuis cinq ans n'auraient pas pris une tournure encore plus agressive si nous n'avions pas d'armée ? « Ultime » parce que l'armée est le moyen de dernier recours d'un pays pour défendre son existence même en tant que nation institutionnalisée.
L'organisation de cette armée a énormément évolué au fil des siècles, mais le principe est resté le même : chaque citoyen mâle doit y servir, quelle que soit son canton d'origine, sa confession ou sa langue. Cette armée a pour mission de garantir l'intégrité et la sécurité de l'ensemble du territoire de la Confédération. Le service militaire du citoyen cantonal – momentanément transformé en milicien fédéral – est l'une des plus belles expressions de la solidarité confédérale que l'ont puisse encore donner aujourd'hui. Celui qui exécute son service militaire permet à la Confédération de poursuivre sa finalité : la protection de nos libertés.
Nous voyons donc que notre liberté dépend du service que nos concitoyens fournissent à la communauté. En cela, je suis dépendant de l'action de mes concitoyens. L'égoïste peut refuser de servir, il en est physiquement capable, n'étant pas biologiquement déterminé au service militaire. Dans le même sens, les facilités offertes, par exemples, par certains médecins complaisants permettent aisément de sauter par dessus cette obligation constitutionnelle ; par commodité personnelle, pour s'assurer un plan d'étude continu, parfois pour ne pas sacrifier ses vacances et sa douce tranquillité de jouisseur hédoniste. Le paradoxe est que ce triste sire est libre de jouir du produit de sa ruse. Il le peut précisément parce que des institutions assurent sa liberté. Et cette liberté lui est garantie par certains de ses concitoyens moins attentifs à leur confort, exécutant bon gré mal gré leurs obligations militaires. Il y a là un déséquilibre qui confine à l'injustice.
C'est dans ce jeu de miroir que nous comprenons l'épaisseur et la complexité des liens qui lient les citoyens d'une même communauté politique. Néanmoins, entre notre jouisseur hédoniste et notre citoyen-soldat deux finalités s'opposent. La finalité du premier n'est en rien communautaire. Notre individu se centre sur lui-même, évacue ses concitoyens de sa réflexion. C'est le triomphe du moi ! Notre citoyen-soldat sacrifie quelques centaines de jours à la liberté de ses concitoyens, agit pour leur sécurité. Il ne le fait pas obligatoirement avec le même plaisir qu'il a à aller en vacances d'été au soleil, ou à dévaler les pistes de nos stations de montagne durant l'hiver. Osons l'admettre, le service militaire est chose exigeante. Mais une fois fait, ce service aura été une pierre à l'édifice – en chantier permanent – de nos libertés politiques.
Le souverain a donc décidé de faire de ce service à la communauté une obligation, et cela depuis des temps presque immémoriaux. Certains s'en offusquent. Mais leurs airs scandalisés sont très peu originaux et parfaitement injustifiés. Une fois que nous acceptons que ce n'est que grâce au service de tous que nous pouvons tous être libres, la nécessité de ce service militaire de milice n'est plus vraiment à démontrer. Dès lors, en faire une obligation constitutionnelle n'a rien de révolutionnaire et revient, bien au contraire, à faire correspondre le droit avec la réalité.
Le 22 septembre, nous devrons répondre à la question de savoir si nous voulons enterrer ce modèle exemplaire de solidarité confédérale. Ceux qui voteront Oui porteront la lourde responsabilité d'avoir renié un pacte ancestral qui a fait ses preuves. Ceux qui auront voté NON auront eu le courage d'imposer une obligation, parce qu'ils l'auront reconnue comme la seule solution possible, la seule qui soit indispensable.
Lt Félicien Monnier,
rédacteur à La Nation,
assistant à l'Université de Lausanne
responsable du bureau du comité vaudois «Ensemble pour la sécurité» contre l'initiative du GSsA pour l'abrogation du service militaire obligatoire