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Actualités  |  Mardi 25 août 2015

La «grande personne»… et la petite

Quand j'étais jeune, l'enfant était traité comme un adulte imparfait. L'éducation consistait à le sortir de cette imperfection et à en faire une «grande personne». On lui inculquait les usages en matière de relations familiales, de religion, de travail. Il acquérait ainsi son autonomie personnelle tout en s'intégrant à la société. Il apprendrait un métier, se marierait, aurait des enfants. Mais en attendant d'accéder à la perfection de la maturité, il convenait qu'il se taise à table et obéisse, sous peine d'être traité  – admirable reproche!– de «raisonneur». Et s'il demandait pourquoi, on lui répondait parce que!

Ce système très structuré et affirmatif pouvait être ressenti comme écrasant par les esprits rebelles. Mais il était acceptable par la majeure partie de la population, qui se conforme en général sans états d'âme aux comportements reconnus et aux idées ambiantes, quels qu'ils soient. Il assurait une bonne transmission du capital d'expérience des générations précédentes. Les mœurs partagées facilitaient grandement la tâche éducative des parents.

Les générations suivantes ont développé une conception exactement inverse. La perfection, ce n'est plus l'adulte qui assume ses responsabilités, mais le petit enfant, la «petite personne». Plus précisément, c'est la petite personne en tant qu'elle est riche de tous les possibles, qu'elle est encore pleine de promesses et qu'elle n'est tenue à rien, sinon à être.

Ses parents la contemplent inlassablement, dévotement. C'est eux désormais qui se taisent à table, attentifs à recueillir précieusement la moindre «production langagière» qui pourrait tomber de ses lèvres en même temps qu'une régurgitation de purée bananière.

Soulignons en passant qu'une telle attitude risque fort de déchirer le petit enfant entre l'envie qu'il a d'en abuser et la confiance totale qu'il est naturellement poussé à vouer à ses parents.

L'adolescence n'est plus considérée comme la dernière étape à franchir avant d'entrer dans la vraie vie, mais comme un havre ultime de pureté et d'authenticité avant le plongeon dans le monde désenchanté des adultes. On comprend que l'enfant, nourri, logé et blanchi, ne soit pas pressé de prendre sa volée. D'ailleurs ses parents, qui vivent une seconde jeunesse par procuration, ne le sont guère plus.

Aux yeux du nouvel adulte, tout engagement, ouvrant certes une porte mais fermant toutes les autres, est liberticide. Il s'efforce donc de conserver sa liberté de «petite personne» en repoussant tant qu'il peut tout choix qui serait définitif ou exclusif, qu'il s'agisse de son conjoint, de sa profession, de son statut social, d'un engagement politique… ou simplement de la décision d'aller fêter chez Pierre plutôt que chez Jacques ou Jean.

(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 25 août 2015)