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Actualités  |  Mardi 5 novembre 2013

Le grand mérite d'exister

Prenons un texte de loi sur n'importe quoi, l'école, par exemple, l'aménagement du territoire, les successions ou la procédure pénale.

Au cours des années, la pratique quotidienne rectifie ce texte, le rééquilibre, comble ses failles, rogne ses aspérités. La jurisprudence en affine l'interprétation, déplace parfois l'accent principal, déborde même sur les textes proches. Peu à peu, la loi s'immerge dans le paysage et fait partie des références spontanées des fonctionnaires et des magistrats. Sa stabilité la rend accessible au justiciable. Elle est prévisible et praticable. On pourrait presque dire qu'elle est devenue naturelle.

Au terme de cette espèce de maturation, la loi est davantage que la pure idée de départ. Elle s'est alourdie d'un contenu existentiel, d'une charge d'expériences qui la rapprochent de la réalité et la rendent à la fois plus humaine et plus efficace. Elle n'est plus une pièce de mécanique juridique mais bien une partie du droit vivant.

Souvent les réformes, scolaire, hospitalière, militaire ou autre que nous proposent le législatif ou un comité d'initiative plus ou moins inspiré ne tiennent pas compte de ce contenu existentiel. Le discours de leurs partisans compare, sur un pied d'égalité et comme s'ils étaient de même nature, un droit existant depuis longtemps et un système qui n'existe que sur le papier et n'a jamais fait ses preuves.

Or, c'est un fait qu'un système en vigueur, si excellent soit-il, est lourd de toutes les imperfections de ceux qui l'animent. Il fonctionne comme toute chose humaine, c'est-à-dire très en gros, avec des limites, des faiblesses et des ratages bien réels. Et tout naturellement, les partisans de la réforme insistent caricaturalement sur ces faiblesses. Pas un mot en revanche sur les mille problèmes qui sont si complètement et naturellement résolus par le système existant que personne n'y pense… mais qui réapparaîtront au moment du changement.

Enfin, les réformateurs hésitent d'autant moins à attribuer à leur projet toutes sortes de qualités mirobolantes qu'aucune expérience concrète ne permet de les démentir.

Pour faire concret, toutefois, ils évoquent volontiers des études consacrées à des expériences effectuées à l'autre bout de la planète: «Ils font comme ça à Liverpool (distribution officielle de stupéfiants), au Costa-Rica (suppression complète de l'armée), en Finlande (école unique), et ça marche parfaitement». Une fois la loi passée en force, on apprendra incidemment que Liverpool fut un échec cuisant dont personne n'ose parler, que la défense armée du Costa-Rica est contractuellement assurée par les Etats-Unis et qu'il y a beaucoup plus de chômage chez les jeunes Finlandais que chez nous. Passons.

Cette manière de dévaloriser ce qui existe pour mieux le remplacer par ce qui n'existe pas est trompeuse et épuisante pour la société. Il est préférable de respecter ce qui existe et de le faire évoluer du dedans.

(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 5 novembre 2013)