L'élu, selon qu'il est paresseux, volontariste ou réaliste
Arrivé au pouvoir, l'élu ne se trouve pas devant une page blanche, mais face à un foisonnement de faits bien réels, d'individus et de groupes défendant chacun ses intérêts, d'innombrables chantiers et projets en cours de réalisation. Le tout est cimenté de souvenirs communs, de relations d'amitiés ou de confiance, traversé aussi d'affrontements personnels, économiques, électoraux, de promesses non tenues et d'espoirs déçus, de désirs de revanche, d'ambitions et d'incertitudes. Ajoutons-y un appareil administratif, aussi pléthorique qu'inamovible, qui se défie de son chef provisoire.
L'élu paresseux se dit que l'appareil étatique tiendra bien encore dix ans, ne serait-ce que par la force de l'inertie. Sa politique sera de gérer les affaires courantes, selon les idées courantes, et sous le contrôle de ses chefs de service. Il camouflera son inutilité en lançant une ou deux réformes inutiles, ou en créant quelque nouvelle sous-entité administrative sous prétexte de coordination.
L'élu volontariste, lui, veut changer la société. Mais la durée de son mandat lui impose de le faire en cinq ans, dix au plus. C'est trop court pour agir en respectant le rythme de la société, qui est beaucoup plus lent. Il lui faut donc détruire, sans trop se soucier des dommages collatéraux, les obstacles que la réalité place sur son chemin. S'il est libéral, le volontariste détruit les protections sociales qui entravent la concurrence, et les frontières nationales qui protègent ces protections. S'il est de gauche, il combat les inégalités sociales en transférant méthodiquement à l'Etat les compétences décisionnelles des familles, des entreprises, des communes… ainsi que leurs richesses. Bref, le volontariste libéral détruit au nom de la liberté, le volontariste socialiste détruit au nom de l'égalité.
Quant à l'élu réaliste, il est conscient de la brièveté de son mandat, de la résistance du réel aux idées les meilleures et de l'étroite marge de manœuvre dont il dispose s'il veut agir en profondeur. Il considère comme un acquis précieux les institutions et le droit, les mœurs et les usages, tout ce qui fonctionne, même moyennement bien. S'il juge qu'il faut changer quelque chose, il le fait en respectant la nature et le rythme de ce qu'il veut changer. Il exclut donc par principe toutes ces grandes réformes «clef en main» destinées à modifier de fond en comble l'armée, le mariage, l'Ecole ou l'Eglise, et qui se paient inévitablement de dégâts irrattrapables.
Son souci est de protéger la multiplicité plus ou moins organisée de la population, d'en renforcer le bon, d'en maintenir le meilleur, d'en émonder les excès, d'y incorporer les nouveautés en les pliant au rythme de la société, plutôt que l'inverse. Complexe, inventif et peu spectaculaire: le chemin du bien commun.
(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 30 mai 2017)