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Actualités  |  Mardi 27 juin 2017

On ne dévisage pas les gens

Quand j'étais petit, non content de ne pas être grand, je scrutais tous les passants avec curiosité, en particulier ceux qui n'étaient pas comme mes parents: les gros, les mendiants, les handicapés, les vieillards, les gens en uniforme ou costumés, les dames «fardées», les africains, les moustachus. Ma mère me réprimandait d'une formule définitive: «On ne dévisage pas les gens». Elle disait aussi: «On ne montre pas du doigt!», montrer du doigt étant un prolongement particulièrement agressif du dévisagement.

Quelle que fût la personne, on ne la dévisageait pas, on ne la montrait pas du doigt, on ne chuchotait ni ne riait derrière son dos. Pourquoi? Parce qu'«on» ne le faisait pas. Un point c'était tout! «On», c'était le monde civilisé. «On», c'était l'usage, la norme des parents responsables et des enfants bien élevés.

Certains blâment le caractère  formaliste de ces règles de politesse standard. A la place, ils prônent la «politesse du cœur», censément plus authentique et respectueuse de l'interlocuteur. Cette opposition de la règle et du cœur est le type même du préjugé malfaisant.

D'abord, l'usage reconnu et invariable présente cet avantage qu'il est immédiatement compris de tout un chacun, contrairement aux improvisations du cœur, toujours susceptibles d'interprétations erronées.

C'est ensuite une illusion de croire que le cœur va d'emblée trouver un langage plus profond et plus direct que la règle formelle. En fait, il a besoin, pour s'exprimer, de formes extérieures. Au début, le pratiquant de la politesse du cœur inventera peut-être une ou deux formules plaisantes et ciblées. Mais s'il en est content, il les conservera précieusement, pour les ressortir en toute occasion, exactement comme les formules toutes faites de nos parents.

En me pliant aux règles de la civilité, je m'impose une égalité d'attitude à l'égard de tout le monde. Cela signifie du même coup qu'à mes yeux, la personne qui est en face de moi, quelle qu'elle soit, fait partie de la société civilisée.

Enfin, si les formes de la politesse commune sont rigoureuses, elles sont aussi ouvertes vers le haut. Elles ne s'opposent en rien à l'établissement de relations plus personnelles. Elles les facilitent même. Quand je présente, selon les règles, deux inconnus l'un à l'autre, je dissipe une éventuelle gêne et facilite la rencontre.

Signalons toutefois qu'il peut y avoir des cas extrêmes où la politesse formelle se révèle contreperformante. Revenons au petit garçon indiscret. Les visages des personnes sont en réalité si fascinants et riches de mystère qu'il est strictement impossible de ne pas les dévisager. Simplement, le souvenir des injonctions maternelles oblige à le faire obliquement, pour ne pas dire par en dessous, ce qui représente une incontestable incivilité.

(Olivier Delacrétaz, 24 heures, 27 juin 2017)