Neutralité rime avec prudence
Il y a plusieurs mois, les services de Monsieur Ignazio Cassis ont annoncé un rapport sur la neutralité, le dernier datant de 1993. Il se serait agi d’y développer la «neutralité coopérative». Elle se serait incarnée dans la prise par la Suisse de responsabilités au sein des organisations dites «de sécurité collective», comme le Conseil de sécurité de l’ONU, l’OSCE, voire l’Union européenne. En plus, le rapport aurait centré la neutralité sur les «valeurs démocratiques», censées orienter notre diplomatie. Cela lui aurait donné une portée plus morale que politique. Le rapport devait porter la patte de M. Cassis, et rénover une neutralité prétendument poussiéreuse, dont la crise ukrainienne aurait montré les limites.
La semaine dernière, le Conseil fédéral n’adopta finalement qu’une «ébauche de rapport». Ce terme signifie assez clairement le renvoi de M. Cassis à sa copie. Le communiqué du Conseil fédéral est un peu contradictoire. Il affirme que le rapport de 1993 est toujours valable, tout en annonçant une adaptation de «l’ébauche» d’ici à l’automne, et en renvoyant à la stratégie générale de politique extérieure attendue pour… l’année prochaine. Berne semble vraiment vouloir noyer le poisson.
Ce retoquage nous apparaît plutôt à saluer. En 1993, le Conseil fédéral avait attendu plusieurs années pour faire le point sur la nouvelle donne géopolitique consécutive à la chute du Mur et à la fin de l’Union soviétique. L’actuelle précipitation du DFAE à redéfinir la neutralité fleure trop l’opportunisme. Il n’est pas impossible que cette volonté de légitimation après coup démontre un certain malaise de fond autour des sanctions contre la Russie.
De plus, la théorie selon laquelle les «valeurs occidentales» nous imposeraient la reprise des sanctions de nos voisins consiste en une négation de la neutralité elle-même. Le neutre, par définition, ne revendique pas à l’avance et de manière générale son appartenance à un bloc à la fois idéologique et territorial.
Conséquences à long terme
Nous avons construit la neutralité dans la durée et la discrétion. Mais quelques instants suffiront pour détruire ces longs et nombreux efforts diplomatiques. Ce qui se décide aujourd’hui aura des conséquences dans un demi-siècle. Or, personne ne sait à quoi ressemblera l’Europe dans cinquante ans, ne serait-ce que face aux crises économiques et énergétiques qui se profilent, sans même évoquer l’éventualité d’un conflit sino-américain.
Malgré cette nécessaire prudence, une frange du centre droit souhaite une plus grande coopération avec l’OTAN. Selon l’ampleur accordée à cette coopération, le refus du rapport Cassis ne serait qu’un bref sursis avant un véritable saut dans le vide. Car, dans quelques années, au nom de cette coopération accrue, les mêmes nous proposeront carrément l’adhésion à l’Alliance atlantique. Restons vigilants!
(Félicien Monnier, 24 heures, 13 septembre 2022)