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Les personnes ne sont pas de simples moyens

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1841 18 juillet 2008
«Ne considérez jamais les personnes comme de simples moyens!». C’était un des leitmotiv de M. Regamey. Ce n’est pas l’avis courant. On dit plutôt «qui veut la fin veut les moyens», ou «la fin justifie les moyens». En d’autres termes, on se fixe un but et, s’il est bon, les moyens qu’on utilisera pour l’atteindre le seront aussi, quels qu’ils soient. Il arrive ainsi que des citoyens relativement fédéralistes passent outre les souverainetés cantonales s’ils ont le sentiment qu’ils atteindront leur but plus rapidement et plus complètement et que l’unification permettra un contrôle plus efficace. On peut montrer que l’efficacité due à l’unification est rien moins que certaine, mais c’est un autre débat.

Dans cette perspective, plus le but est élevé, moins on est regardant sur la nature des moyens. Et si le but est parfait, tout est permis. C’est la perspective de l’idéologue ordinaire. Un néo-libéral, par exemple, laissera tomber la défense des souverainetés cantonales, l’indépendance helvétique, l’existence de l’armée, la survie de l’agriculture, sa langue maternelle même, si ça lui donne l’espoir de réaliser un marché mondial réellement libre. Les communistes ont déporté ou décimé des peuples entiers, parfois leur propre peuple comme on l’a vu au Cambodge, ils ont menti, volé et assassiné pendant des générations au nom de la Cause, car elle seule comptait à leurs yeux. Tout était permis. Comme on sait, ça n’a pas suffi, la fin n’a pas été atteinte, on en est resté aux moyens, qui sont devenus la manière ordinaire de gouverner.

Le pacifisme, à l’inverse, considère que le moyen est aussi ou plus important que la fin: la paix qu’on prétend défendre avec les armes est une paix illégitime, une fausse paix, un mensonge. Pour lui, ce sont plutôt les moyens qui justifient la fin, ou la condamnent. Il refuse toute légitimité à la défense armée du pays, même si les plus grands maux peuvent découler de ce refus. Le slogan allemand Besser rot als tot, plutôt rouge que mort, signifiait à l’époque «périsse l’Allemagne, périsse ma liberté de penser et d’agir, périsse ma foi, plutôt que de prendre les armes pour les défendre». Comme toujours, les extrêmes se touchent et les pacifistes rejoignent ici les communistes dans l’ignominie, justifiant les abandons les plus contrenature dans le but d’obtenir la paix des esclaves… qui leur sera probablement refusée: on peut être rouge et mort.

Peut-on atteindre une fin noble en recourant ordinairement à des moyens ignobles? La série américaine «Vingtquatre heures chrono» propose une réponse intéressante. Une cellule spéciale d’agents triés sur le volet a été mise sur pied pour lutter contre le terrorisme. Chaque aventure dure un jour complet, divisé en vingt-quatre épisodes d’une heure. La formule en «temps réel» est haletante et les exploits de l’agent Jack Bauer nous vissent sur le siège. Cette série est révélatrice d’une certaine conception de l’efficacité, présentant le recours au mensonge d’Etat, à la torture et au meurtre comme allant de soi. Pour défendre une certaine manière de vie, tous les moyens sont bons, y compris ceux qui vont à l’encontre de cette manière de vivre. Le héros ne s’en prive pas, et ses adversaires non plus. C’est au nom de l’Amérique que Bauer agit. Mais, au fil des épisodes, la finalité politique est de moins en moins présente et la raison d’Etat, invoquée en permanence, n’a plus rien à faire avec l’intérêt supérieur de l’Etat. Nombre des membres de la cellule, de leurs chefs, voire des plus hauts politiciens du pays sont mus par mille motifs autres que le bien commun: intérêt personnel, soif de pouvoir, paranoïa, avidité pécuniaire, faiblesse morale, veule soumission à un maître-chanteur, protection à n’importe quel prix de secrets scandaleux.

Le message cynique, intentionnel ou non, des auteurs de la série est le suivant: les moyens immoraux de Jack Bauer ne sont que la partie la plus visible de fins encore beaucoup plus immorales. Les uns et les autres apparaissent comme les résultats de la dégradation générale d’une société qui camoufle ses tares sous un discours «démocratique» grossièrement convenu et dont personne n’est dupe.

C’est que le moyen n’est pas un simple outil, neutre et indifférent, à la disposition de celui qui agit. Etant un intermédiaire entre celui qui agit et la fin qu’il se propose, le moyen a en lui quelque chose de cette fin. En d’autres termes, c’est pour des raisons d’efficacité que la fin bonne appelle des moyens convenables. Les moyens mauvais jettent une ombre sur la fin, la corrompent et, finalement, l’absorbent, ou en tout cas ne permettent de l’atteindre qu ‘insuffisamment.

Le moyen n’est pas neutre, ni indifférent. Il a sa nature propre, qui fait qu’il agit sur la fin. En ce sens, il est nécessaire qu’il y ait une certaine parenté entre les deux. Une fin donnée impose des moyens d’une certaine nature et en exclut d’autres.

On fait imprimer des feuilles de signatures pour que le référendum aboutisse; on fait signer le référendum pour obtenir du peuple qu’il rejette la loi scélérate; on lutte contre cette loi pour préserver le bien commun, qui est le plus grand bien temporel. Chaque étape est une fin en soi, qui a ses exigences propres. En même temps, chacune est ordonnée à la fin générale. Seule la fin ultime n’est pas moyen d’autre chose.

C’est tout particulièrement le cas avec les personnes humaines. Reprenons l’exemple extrême de la guerre. La survie de la communauté peut exiger une défense armée et, par conséquent, le sacrifice de personnes humaines. Mais l’engagement des soldats doit être le plus ménager possible des vies humaines, et la paix doit rester le but à terme. Ainsi, le soldat, même sacrifié, n’est pas qu’un moyen.

La formule de M. Regamey est le moyen le plus efficace d’éviter l’idéologie et ses conséquences meurtrières tant pour la société que pour la personne individuelle.

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