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«Vous m'obtiendrez réparation!» - Considérations judiciaires sur le duel en France au XIXe

Félicien Monnier
La Nation n° 1842 1er août 2008
Durant tout le XIXe siècle, la France voit les membres de son élite sociale s’affronter en duel. Au nom du «point d’honneur», des journalistes, des parlementaires, des critiques littéraires s’insultent, se provoquent et se battent au bois de Boulogne. Si les causes de ce foisonnement de combats singuliers sont difficiles à déterminer clairement, il est un aspect de la question qui apparaît rapidement comme passionnant: les liens étranges que la justice étatique a pu nouer avec la justice privée, un intrigant jeu d’interdépendance entre le juge et les duellistes.

En 1836, un certain comte de Chateauvillard publie un Essai sur le duel. L’ouvrage est contresigné par des représentants de douze des plus illustres familles de France et par l’élite militaire. L’auteur ajoute en plus qu’un certain nombre de ministres ont bien voulu «approuver par lettre et comme hommes ce qu’ils ne pouvaient approuver comme ministres».

Il s’agit d’un code, au sens moderne du terme, avec des articles agencés systématiquement. La précision va très loin, jusqu’au cocasse. Ainsi en est-il de l’article IV-17: «Les témoins d’un borgne peuvent refuser le pistolet […]. Les témoins d’un homme ayant perdu le bras droit peuvent refuser le sabre ou l’épée, à moins qu’il ne soit l’agresseur et que l’insulté soit dans le cas de l’article 11 du 1er chapitre [qu’il ait subi des coups et blessures].» (1)

Il est d’emblée intéressant de se pencher sur le rôle des témoins. Ils doivent se réunir dans les vingt-quatre heures suivant la provocation à l’origine du duel; ce sont eux qui négocient les modalités du combat, décident le nombre de passes d’escrime ou le nombre de balles échangées, précisent jusqu’à quel point les adversaires se battront: à mort ou au premier sang. Ils doivent également rédiger le procès- verbal du combat, qui s’avérera être la preuve la plus importante si par impossible il y avait procès, procès dans lequel ils viendraient témoigner à la barre. Dans cette judiciarisation du duel, ils sont les avocats des parties.

Pour le moins étonnante, la précision avec laquelle les règles régissant le déroulement d’un combat sont rédigées doit assurer une continuité dans le règlement des conflits d’honneurs. Il s’agit d’instaurer une sécurité, basée sur l’accord commun des duellistes à un certain nombre de règles, qui permettra de considérer que justice a été faite. Ainsi, lorsque ce système complet et cohérent rencontre la justice pénale étatique, un morceau du XIXe siècle nous apparaît, avec ce qui peut sembler être des incohérences intrinsèques. Mais le duel a été une réalité et cette réalité permet de tirer quelques conclusions de type sociologique à propos d’une époque sur laquelle l’Egalité n’avait encore que peu de prise.

C’est proprement hallucinant. Dans la première moitié du XIXe, la justice s’interdit toute poursuite du duel et la Cour de Cassation écrit dans l’un de ses arrêts du 8 avril 1819, invoquant le consentement de la victime et le principe de la légalité (2): «Dans le duel, il y a toujours convention antérieure, intention commune, réciprocité et simultanéité d’attaque et de défense; un tel combat, quand il a lieu avec des chances égales de part et d’autre, sans déloyauté ni perfidie, ne rentre dans aucun des cas prévus par la loi.» (3)

En d’autres termes, le crime de duel n’étant pas prévu par la loi et le meurtre ou l’assassinat n’englobant pas obligatoirement le duel pour des raisons justifiables de consentement de la victime, l’autorité devrait s’interdire toute poursuite pénale des duellistes.

Et pourtant, en 1822 a lieu à Marseille un duel pour une affaire de femmes. L’un des duellistes est tué. L’autre en revanche est déferré devant la Cour d’assise des Bouches du Rhône pour «crime de duel», tout simplement. Les deux bases légales invoquées sont des édits royaux de 1679 et 1723! Bien entendu, saisie d’un recours, la Cour de cassation va rappeler que toute la législation d’Ancien Régime a été abrogée. Hormis cela, l’argumentation est la même que celle du 8 avril 1819. La Cour invoque le consentement des parties et le principe de la légalité. De plus, elle ajoute cet élément un peu particulier déjà apparu en 1819: «Lorsqu’il est établi que la mort a été donnée sans déloyauté […] l’action de la justice doit s’arrêter […].» (4)

Cela signifie assez clairement que la justice se réserve le droit d’intervenir seulement lorsque les règles élémentaires du duel n’ont pas été respectées. Dès 1836, ces règles seront principalement celles développées dans le code de Chateauvillard.

L’occasion de concrétiser ce développement juridique se présentera en 1845 dans l’affaire Dujarier. Il s’agit d’une affaire au centre de laquelle se trouve Dujarier, le copropriétaire du journal La Presse. Au cours d’une soirée particulièrement arrosée, il aurait déclaré à une actrice de vaudeville assez connue à l’époque, Anaïs Liévenne: «Anaïs, je coucherai avec toi dans un mois.» Tout le monde croit que les propos de Dujarier seront mis sur le compte de la fièvre de l’alcool et du jeu, mais l’après-midi suivant, l’un des autres convives, rédacteur au Globe, Rosemond de Beauvallon lui envoie ses témoins pour «son attitude blessante de la veille».

Ils se retrouvent donc «sur le pré» mais Dujarier est si mauvais tireur qu’il risque déjà de blesser l’un de ses témoins en faisant jouer la détente de son pistolet en s’en saisissant. Le coup rate de justesse. Il avait été décidé que chacun disposerait d’une balle et que le premier coup tiré appellerait instantanément le second. Dujarier tire le premier, rate bien entendu son coup, laisse tomber son pistolet par terre – alors qu’il eût mieux fait de le mettre devant son visage pour se protéger la tête – et, au lieu de s’effacer, présente sa poitrine. Contrairement à ce qui avait été fixé, Beauvallon prend son temps pour ajuster son coup. Il tire. Dujarier reste debout un moment puis s’effondre: la balle l’a atteint dans l’aile du nez.

Le Tout-Paris s’émeut du drame et l’autorité décide d’instruire l’affaire. Il va s’avérer que Beauvallon avait emprunté les pistolets de son beaufrère et, pire encore, les avait essayés la veille du duel. Un comportement totalement proscrit par le code de Chateauvillard, égalité des armes oblige. Beauvallon sera d’abord acquitté en première instance grâce à l’éloquence de son avocat qui n’est autre que le fameux Berryer, mais la Cour d’assise finit par lui infliger huit ans de réclusion. Dans sa plaidoirie, l’avocat de la famille Dujarier aurait déclaré: «Si M. de Beauvallon sort absous de cette enceinte, le duel frauduleux, le duel sans motif aura gagné une partie, mais le duel en tant que tel sera déshonoré.» (5)

La jurisprudence est ainsi concrétisée: la justice est intervenue pour préserver les règles d’un mode de résolution des conflits qui lui échappe totalement. Nous devons ainsi admettre qu’en intervenant pour sanctionner le non-respect des règles élémentaires du duel, la justice reconnaît, de la façon dont elle reconnaîtrait un contrat, un ensemble de règles que des individus ont communément décidé d’appliquer à leurs relations. Sans compter, comme l’écrit Jeanneney, que «le peuple ne se bat pas». Car non seulement l’organisation d’un duel coûte très cher – on pense que chaque duelliste doit dépenser pour un combat le budget annuel d’une famille ouvrière (6) – mais il est alors largement inconcevable, sinon ridicule, d’appliquer au peuple des règles créées par l’élite pour l’élite. Même la pire des injures, fût-elle lancée en public, n’incitera l’aristocrate à demander réparation à un cocher de fiacre.

Autrement dit, l’Etat reconnaît des règles propres à une certaine classe sociale sans pour autant que ces règles d’usage, bien que codifiées, aient suivi une procédure d’élaboration politique. Par conséquent, sans nous prononcer sur le duel en ce qu’il serait défendable ou non, il est possible de déclarer que, jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’Etat admettait l’existence même de règles pénales ne s’appliquant pas à certains individus. Au nom de la réalité sociale de l’époque, il admettait l’existence de classes distinctes qu’il traitait distinctement; sur certains points, il respectait leur autonomie.


NOTES:

1) Jeanneney Jean-Noël, Le Duel, Une passion française. Paris, Seuil, 2004, p. 78.

2) Il s’agit d’un principe de droit pénal (nullum crimen, nulla poena sine lege; aucun crime, aucune peine sans loi) qui pose l’exigence d’une base légale pour punir une infraction devant elle-même être prévue par la loi.

3) Jeanneney Jean-Noël, op. cit. p. 86.

4) Jeanneney Jean-Noël, op. cit. p. 87-88.

5) Pour le récit complet de l’affaire: op. cit. p. 93 et Monestier Martin, Duels, histoires, techniques et bizarreries du combat singulier des origines à nos jours. Le Cherche-Midi, 2005, p. 260.

6) Jeanneney Jean-Noël, op. cit. p. 144

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