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Un monde si parfaitement intégré

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1844 29 août 2008
Les autorités scolaires vaudoises accordent beaucoup d’importance au rôle intégratif de l’école publique, en particulier à l’égard des élèves étrangers. Il n’y a rien à redire à cela. L’intégration des étrangers est un souci légitime de l’Etat et l’école est un terrain privilégié pour orienter ces enfants dans leur nouveau milieu. Mais, à quoi et comment prétend t’on les intégrer?

L’enracinement

S’intégrer, c’est faire sa place dans un ensemble existant. L’intégration est l’antichambre de l’assimilation, ce processus inévitable de réenracinement qui, en deux ou trois générations, conduit une famille d’origine étrangère à se sentir d’ici à peu près autant que les familles de souche. L’intégration se fait progressivement, par osmose, au fil de la vie quotidienne. L’effort principal, long et pas toujours facile, est fourni par le nouveau venu.

Du point de vue de l’Etat, l’intégration est un facteur d’ordre social et un préalable à la naturalisation.

L’école contribue à l’intégration par l’enseignement de la langue et des traditions du lieu, ce qui inclut un accent particulier mis sur les oeuvres de ses écrivains et de ses artistes. L’école devrait aussi assurer une bonne connaissance de la géographie et de l’histoire du pays, que l’élève soit apte à se situer concrètement dans un espace et un temps qui dépassent ceux de sa seule personne, et qui sont l’espace et le temps de la communauté. Cet enseignement devrait conduire l’étranger à s’intéresser à son nouveau pays, à le connaître, à y replanter ses racines et y jouer son rôle.

Non seulement l’étranger, mais les enfants d’ici, ceux des écoles privées autant que ceux de l’école publique, tous ont besoin de cet enseignement basique. L’Etat devrait imposer à toutes les écoles du Canton – j’insiste: privées et publique – l’enseignement de la langue française, de la géographie et de l’histoire vaudoise. L’intégration n’est pas seulement une affaire individuelle et familiale, c’est aussi un élément de la maîtrise politique du territoire.

Si l’école vaudoise donne en général une place importante aux auteurs du pays, l’enseignement de la langue française proprement dite est depuis longtemps lacunaire. Quant à l’enseignement de la géographie vaudoise – hormis quelques courses d’école – et de l’histoire vaudoise, il est nul.

C’est d’autant plus paradoxal que le gouvernement vaudois est profondément conscient de la réalité et de l’importance politique du Pays de Vaud. Il a manifesté récemment sa volonté de lui donner plus de poids dans la ville fédérale: préoccupation qu’il faut saluer! Ce serait dans le droit fil de cette préoccupation qu’enseigner aux écoliers les réalités historiques et institutionnelles vaudoises.

De plus, le canton de Vaud a engendré des historiens de tout premier ordre. Des thèses monumentales ont été publiées sur notre histoire, qui font autorité loin au-delà de nos frontières. La Bibliothèque historique vaudoise, la Revue historique vaudoise, les Cahiers lausannois d’histoire médiévale publient régulièrement des ouvrages et des articles de haut niveau. Hors du monde académique, les Editions Cabédita offrent au grand public de nombreux ouvrages à succès sur l’histoire vaudoise. Rappelons aussi l’ampleur et le succès de l’Encyclopédie vaudoise. Peu de pays peuvent se targuer d’une connaissance aussi exhaustive de leur passé.

Enfin et surtout, il existe une Histoire du Pays de Vaud, rédigée par l’historienne Lucienne Hubler, publiée en 1991 et destinée aux écoliers vaudois par le défunt conseiller d’Etat Pierre Cevey.

On a absolument tout pour bien faire, et on ne fait absolument rien!

L’Etat de Vaud souffre ici d’une schizophrénie totale: la recherche historique et l’enseignement de l’histoire sont séparés par un mur infernal d’ignorance volontaire, de préjugés et de blocages psychologiques. Et cela ne date pas de l’arrivée des socialistes au pouvoir dans le Département!

En un mot, l’école vaudoise ne joue pas son rôle dans l’intégration des enfants au Canton.

L’éradication

Il est vrai que le Département de la Formation, de la Jeunesse et de la Culture a une autre conception de l’intégration – qu’il partage d’ailleurs avec ses semblables des pays voisins. Cette intégration passe par l’«éducation à la citoyenneté», c’est-à-dire par l’acquisition d’un certain nombre de «valeurs» égalitaires: la tolérance, le respect, et leurs corollaires, le multiculturalisme et la laïcité. Le site français «Vie publique» (1) définit la citoyenneté comme «une reconnaissance mutuelle et tolérante des individus entre eux», une volonté d’agir dans le respect des lois et «pour que l’intérêt général l’emporte sur les intérêts particuliers», et une solidarité, qui unit les individus dans un «projet commun».

Que d’abstractions! On substitue systématiquement des notions désincarnées aux réalités concrètes. Les valeurs intemporelles remplacent les moeurs et les traditions. L’amour du pays fait place au respect des lois. On n’enseigne pas l’histoire vaudoise, mais le civisme. Il n’y a plus une communauté, diverse et structurée, mais une collectivité, c’est-à-dire un amalgame d’individus égaux. Comme s’il s’agissait d’intégrer non des êtres de chair et de sang, mais de pures consciences morales déliées de toute attache terrestre!

L’affirmation de la primauté de la culture du lieu est bien entendu exclue, comme attentatoire au principe d’égalité. Même la simple prise en compte des spécificités nationales, aussi bien celles des arrivants que celles des natifs, fait problème. Elle ne peut qu’entraver le processus d’intégration républicaine, voire l’empêcher en soulignant des différences significatives, notamment de moeurs et de religion, sources possibles d’oppositions et de conflits. Il vaut donc mieux les nier et considérer les personnes comme des ectoplasmes interchangeables.

L’intégration républicaine doit être un processus égalitaire et réciproque: il y a des individus, peu importe qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, qui doivent s’intégrer les uns aux autres et fonctionner en groupe.

On s’intègre donc, mais on s’intègre à rien, ou à presque rien. On «s’intègre parmi». Et on le fait en renonçant de part et d’autre à tout ce qui spécifie sa communauté. Des cultures d’origine, distinctes et irréductibles, on ne gardera que les différences indifférentes, les éléments conviviaux, histoire de donner une superficie colorée aux abstractions: omelettes espagnoles, jembés africains, voix bulgares, histoires juives et proverbes chinois. Pour bien s’intégrer, il faut commencer par se désintégrer.

Par une inversion des priorités naturelles, logique du point de vue égalitaire, c’est aux gens de souche qu’il revient de faire le premier pas de l’intégration. C’est ainsi que les Vaudois préparent le méchoui de la paroisse, les falafels ou les kébabs des dames de la couture, le nasi-goreng du camp de ski. Ces manifestations d’ouverture culinaire sont sans doute sympathiques. Elles expriment trop souvent le désir pathétique de se faire aimer pour son renoncement à soi-même, à l’image du cerf qui demande la paix en présentant son flanc sans défense aux bois de son vainqueur.

Une conception aussi anémique de l’intégration privilégiera tout naturellement les rassemblements informels et sans lendemain: les festivals de musique en plein air, les marathons de New York, les street parade, les rave parties, les botellón, les marches blanches, les séances de chagrin collectif. Le temps pour l’individu de sacrifier à sa nature sociale avant de retourner à ses affaires d’individu.

Mascarade communautaire, amitiés sans lendemain, grégarisme sentimental, complaisance envers soimême, conformisme, refus de l’engagement, crainte de l’affrontement, et, finalement, formatage collectiviste sur fond d’indifférence réciproque et de solitude individuelle: la république intègre comme elle peut.


NOTES:

1) www.vie-publique.fr

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
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  • Sans tabou – Georges Perrin
  • Rien à cacher? – Jacques Perrin
  • La maison des cantons, une Confédération bis? – Pierre-Gabriel Bieri
  • Lucidité – Revue de presse, Philippe Ramelet
  • Pittoresque – Revue de presse, Philippe Ramelet
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  • Devoir de mémoire – Olivier Delacrétaz
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