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Contradictions agricoles

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1865 19 juin 2009
Le paysan est l’homme libre par excellence. Seul maître de son domaine après Dieu, il prend toutes les responsabilités et affronte tous les risques de l’indépendance. En même temps, il est très dépendant, non seulement du temps qu’il fait et des problèmes du domaine, mais aussi des ukases de l’administration. Car l’agriculture fait partie du dispositif de défense du pays. L’Etat doit veiller à conserver une certaine capacité d’autarcie alimentaire en prévision d’une crise ou d’une guerre. Cela explique un certain interventionnisme étatique visant à la fois à soutenir l’agriculture et à orienter la production. Nantie de ce motif, l’administration dirige le paysan, le contrôle et l’évalue comme s’il était le moins fiable et le plus paresseux des fonctionnaires.

Le régime pousse aussi de lui-même à l’étatisme agricole. Faire savoir au peuple qu’on combat l’«îlot de cherté suisse» ne peut que lui plaire. Et un peuple content est un peuple qui élit bien. L’agriculture ne représentant que deux pour cent de la population, son importance électorale est négligeable. On peut la passer par pertes et profits.

Quant aux grands distributeurs, devenus par leur poids des «partenaires» indispensables, ils jouent un rôle écrasant dans la situation de l’agriculture. La Migros a fait placarder des affiches montrant des paysans confits de bonheur, placés sous le slogan «Le meilleur de nos terres vaudoises». «Nos terres vaudoises»! Cette formule naïvement baillivale ferait sourire si elle ne contenait une part un peu trop grande de vérité!

Le paysan exerce à plein temps une activité vitale, dont les produits sont quotidiennement nécessaires à l’ensemble de la population. Mais, pour des motifs peu clairs, on ne veut pas que la population les paie au prix qu’ils coûtent. Alors, l’Etat tourne la difficulté, d’une part en serrant les paysans, de l’autre en les subventionnant, c’est-àdire en diminuant la part du prix que paie le particulier. Etre payé peu et de mauvaise grâce pour un travail de qualité, c’est une autre contradiction, d’autant plus irritante qu’on ne se demande jamais si c’est l’agriculture qui est subventionnée ou si ce n’est pas plutôt le consommateur qui est assisté.

Contradiction annexe: on impose au paysan des exigences particulièrement sévères en matière de qualité des produits, d’écologie, d’hygiène, de salaire des employés, mais on lui interdit, au nom de la sainte concurrence et du préjugé antiprotectionniste, de reporter les coûts de ces exigences sur ses produits.

La tendance au libre-échange aggrave encore les choses. Derrière leur discours mondialisant, les gouvernements désirent maintenir une agriculture suffisante. Sans doute un reste d’instinct de conservation. Les subventions étant contraires au principe de la concurrence, l’Etat recourt au système des paiements directs, sommes allouées aux familles paysannes indépendamment de leur travail et de leurs produits.

L’agriculture est un métier qui demande des qualités diverses, force physique et habileté manuelle, courage et imagination, vision d’ensemble, maîtrise de la mécanique, de la chimie des engrais, voire de l’informatique. Comme nos lecteurs auront pu le voir, nos deux derniers «Entretiens du mercredi» ont été consacrés à l’agriculture. Le premier soir, trois paysans, tous trois députés UDC au Grand Conseil, nous ont présenté les problèmes de l’agriculture en Suisse ainsi que les éléments principaux de la politique agricole conduite par Mme Leuthardt, dans le droit fil de son prédécesseur Joseph Deiss. Le second soir, un paysan de la haute Broye est venu nous présenter les problèmes concrets de son domaine et ses efforts pour modifier le cours des choses. Les personnes présentes ont apprécié l’étendue des connaissances professionnelles et politiques de ces praticiens.

Et néanmoins, peu de gens de métier reçoivent autant de bons et sentencieux conseils: «Il vous faut innover, viser des marchés de niche!», «Faites des oignons! J’ai un cousin qui fait des oignons, ça rapporte un max!», «Lancez des nouveautés, chais pas, moi, de la viande d’autruche, de lama, tiens, j’ai une idée: de renard!», «Faites de la vente directe! des spécialités! des actions “vacances à la campagne”! des tables d’hôte!…», «Soyez un peu visionnaire, émigrez au Canada!», etc. Il n’y a rien d’original dans ces propositions, qui, comme beaucoup d’autres, ont déjà fait l’objet de mainte expérience plus ou moins convaincante.

Et puis, les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Ils conseillent, puis partent en voiture commerciale faire leurs emplettes à Annemasse ou Pontarlier. Et ce ne sont pas eux qui doivent suivre l’invraisemblable et parfois surréaliste parcours du combattant qui s’ouvre au paysan désirant se diversifier.

Mais la plus grande contradiction du paysan, celle qui le rend à la fois admirable et fragile, c’est qu’il est à peu près insubmersible. Par fierté, par amour de la terre, par fidélité à l’oeuvre familiale ou simplement par entêtement, il s’accroche contre vents et marées. Avec ses pareils, il rivalise d’imagination pour survivre. Son opiniâtreté et sa patience sont sans limite. Si ce n’est lui qui sort des chiffres rouges, pense-t-il, ce sera son fils, ou son petit-fils.

Cette capacité de survie est en même temps son grand handicap politique, car les politiciens ne se gênent pas pour le maltraiter, sachant qu’il résistera. En tout cas, il a résisté jusqu’à maintenant.

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