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Reflet ou lumière

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1868 31 juillet 2009
Lors du camp de Valeyres de cet été, nous avons consacré deux soirées au magnifique livre de Christophe Flubacher Les peintres vaudois, 1850-1950 (1). Un thème longuement traité par Flubacher a retenu l’attention des participants, celui de savoir si les peintres vaudois se reconnaissent dans une identité commune, s’il existe un art vaudois, comme il existe une peinture valaisanne à laquelle l’auteur a consacré un autre ouvrage.

Au tournant du siècle, les critiques artistiques officiels sont très patriotiques et leur patriotisme est résolument suisse. C’est pour eux une évidence que le rôle de l’art est de magnifier ce sentiment. Le critique Albert Trachsel écrit à propos de l’Exposition nationale de l896: «Et d’abord, nous voudrions une fois pour toutes que l’on cessât de nous rabâcher à tout bout de champ ces expressions de Suisse allemande, de Suisse française, et de Suisse italienne, les Suisses ne sont ni Allemands, ni Français, ni Italiens, les Suisses sont des Suisses, ils sont fiers de l’être… Donc, pour que notre Art soit bien le reflet de l’âme, du caractère suisse, les oeuvres de nos peintres et sculpteurs devront être viriles, musclées comme nos taureaux des monts ou nos magnifiques bergers.» Suivent les reproductions du «Taureau dans les Alpes» de Burnand et du «Guerrier furieux» de Hodler. Le taureau de Burnand est impressionnant, mais c’est Hodler, avec ses farouches hallebardiers bosselés de muscles, qui représente aux yeux des critiques l’essence de la peinture patriotique suisse. C’est lui, le «reflet» de l’âme suisse que demande Trachsel.

La Suisse de Trachsel, virile et hodlérienne, c’est surtout la Suisse allemande. Les Suisses qui parlent français ne s’y retrouvent guère et cherchent à se définir une culture et des arts propres. Au début, la définition est imprécise: en particulier, on n’est pas au clair sur les contours et les caractéristiques de cette autre culture suisse, francophone pour les uns, carrément française pour Budry, latine pour d’autres, ou rhodanienne, ou vaudoise. Il faudra Ramuz pour saisir l’importance décisive de la relation au territoire, et pour désigner celui-ci comme le Pays de Vaud. Une génération plus tard, les fondateurs de la Ligue vaudoise prolongeront la même approche sous l’angle institutionnel.

Comme toujours, la réaction commence par se placer sur le même terrain que ce à quoi elle réagit. La réaction emmenée par Budry substitue une référence romande à la référence suisse. Ce recentrement, en soi souhaitable, conserve à l’artiste le statut de miroir habile et fidèle de la société, avec tous les risques de le vouer au régionalisme, au pittoresque, au typique, au folklorique, au touristique.

L’art est tendu vers la beauté. Toute finalité autre qu’on lui assigne, qu’il s’agisse de la religion, de la morale, ou du sentiment patriotique, est une intrusion. Chercher à tout prix à réunir nos peintres dans ce qui serait une sorte de catégorie artistique vaudoise, c’est mettre le doigt dans l’engrenage de la récupération idéologique.

Nous avons contemplé les nombreuses reproductions choisies par Flubacher. Un des participants a jugé que la peinture vaudoise se caractérisait dans son ensemble par un «lyrisme tranquille». Ce jugement touche juste dans beaucoup de cas, Palézieux, Bosshard, Clément, Buchet, Hermanjat ou Alice Bailly. Mais Vallotton et ses toiles si souvent agressives ou acides? Et les oeuvres engagées de Steinlen? Et Soutter?

Il est vrai qu’un Borgeaud, avec ses lumières indirectes, ses couleurs calmes, ses intérieurs immobiles en attente du retour de figures provisoirement absentes, illustre bien une certaine mentalité vaudoise. On s’y sent bien. Chez Bocion aussi, dont l’art relie toute chose et exprime avec douceur un désir d’unité qu’on retrouve chez les Vaudois. Mais le Pays et ses habitants, c’est la matière de leur art, non sa finalité.

Le Vaudois se retrouve dans ces toiles. Il y découvre une connivence directe avec «ses» artistes, qui est d’ordre sentimental et psychologique. C’est l’origine du succès prodigieux du «Labours dans le Jorat» de Burnand. Mais avec Borgeaud ou Bocion, c’est plus qu’une simple connivence. Le Pays de Vaud qu’ils «reflètent», pour reprendre la formule de Trachsel, ils font plus que le refléter, ils l’empoignent, le malaxent et le recréent. Ils en font quelque chose d’autre. Ils l’extraient du monde ordinaire que nous connaissons, et ils le transfèrent dans le permanent. Ils le rendent incorruptible. Flubacher cite Ramuz à propos de Cézanne: «C’est tellement la Provence que ce n’est plus elle.» Borgeaud, Bocion, Clément aussi, et Chinet, et Hermanjat, et Bercher (qui n’a pas l’honneur de figurer dans l’ouvrage), c’est tellement le Pays de Vaud que ce n’est plus lui.

Vaudois eux-mêmes, ces peintres donnent aux Vaudois un reflet de ce qu’ils sont et en même temps supérieurs à ce qu’ils sont. Leur oeuvre nous lance un appel non pas tant à changer qu’à aller au bout de nous-mêmes, à être entièrement ce que nous ne sommes qu’à moitié.

Il faut inverser la question posée par Trachsel, et que pose aussi Budry. Les artistes étant des lumières avant d’être des reflets, il ne faut pas tant se demander dans quelle mesure les artistes vaudois reflètent le Pays, question justifiée mais secondaire, que se demander dans quelle mesure ils l’éclairent et orientent le cours de notre vie individuelle et collective.

NOTES:

1) Editions Favre, Lausanne, octobre 2008.

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