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Que de haine!

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 1873 9 octobre 2009

Vous êtes, pensez-vous, bon époux et bon père, bon citoyen, bon paroissien… Faut-il pour autant ignorer les noirs trésors de haine qui s’amassent parfois au fond de votre coeur? Au supermarché, par exemple…

Arrivé aux caisses, vous optez après une brève hésitation pour la file n° 5, au vu de sa brièveté et de la célérité apparente de la caissière. Approche légitime, mais qui reste à la surface des choses. De nombreuses variables cachées déjouent en effet les calculs les plus savants.

Votre file est moyenne et banale: cinq personnes de sexes divers, apparemment sans armes, pas de couple compulsif provisionnant pour les trois prochains mois, pas de téléphage boulimique poussant deux chariots de Red Bull, pop corns, chips et autres Pringles, pas d’ivrogne du matin relatant en boucle ses souvenirs militaires, une caissière ordinaire supportant sans acrimonie visible le regard suspicieusement comparatif des clientes et l’attitude sournoisement lubrique des clients mâles.

En face de la caisse, une vieille et mince petite dame qui doit douze francs et septante-cinq centimes. Elle pourrait tendre treize francs à la caissière, qui lui rendrait vingt-cinq centimes, le tour serait joué et la file se raccourcirait de huitante précieux centimètres. Mais non, elle a décidé de nous faire gagner du temps et, donc, de réunir la somme exacte. Elle explore d’un doigt incertain les méandres innombrables de son portemonnaie. Elle en sort douze francs, replonge, émerge à nouveau en tendant vingt-cinq centimes (en sous jaunes!) et, après une longue apnée, une triomphale pièce de dix sous.

Elle explique en détail pourquoi elle n’a pas besoin de son ticket, range le porte-monnaie dans le sac à main, non, pas dans cette poche-ci, plutôt là, oui, sous le mouchoir en dentelles, à côté des aspirines et du portrait de son défunt, prend sa canne, son parapluie, son caddie, salue timidement la caissière et s’en va en trottinant. Amusante petite tranche de vie…

Cet événement apparemment anodin pose tout de même en filigrane une très grave question de société: a-ton moralement le droit, ayant dépassé l’âge de soixante-cinq ans, de faire ses emplettes à midi? Quoique fédéraliste intransigeant, vous envisagez le lancement d’une initiative fédérale qui interdirait aux retraités de s’approcher en dehors des heures de bureau à moins de cinquante mètres d’une grande surface.

La cliente suivante est du type «masse critique», fourreau à fleurs tendu, cheveu coupé court et blondi d’un mois, oeil exorbité, pommette marbrée de rose et fibrillée de violet. La caissière n’a pas le temps de «tiper» un achat qu’elle l’enfourne fiévreusement dans son sac à commissions. Le total s’affiche, mais au lieu de payer, elle s’acharne en soufflant toujours plus fort. Elle ne gagne aucun temps et vous en fait perdre. L’irritation le dispute à l’amusement: une tranche de vie, soit, mais pas tout le gâteau! Pour aller plus vite, elle travaille des deux mains et fait choir un paquet de cornettes. Le paquet crève et le contenu se répand. La caissière («Kevin à la 5!») appelle un jeune Kevin boutonneux pour ramasser les petites pâtes. Vous rongez votre frein, à défaut de ronger celui des autres.

Votre irritation s’accroît de la patience bovine des autres maillons de la chaîne. Pourquoi ne font-ils rien? Ont-ils seulement remarqué la façon dont on les traite? La personne qui vous suit, justement, cultive une «attitude zen». Pour un homme pressé, rien n’est plus provocant qu’une attitude zen, surtout de la part d’un occidental, rien n’est plus moralisant, plus vaniteusement démonstratif! De toutes les formes de bouddhisme, dont vous ne savez d’ailleurs rien, le zen est sans contestation possible la plus imbuvable.

Le temps se décompose en une infinité de moments interminables. Les autres files avancent à toute vitesse. Des individus sans la moindre importance sociale vous dépassent. Ce grand galavar, là-bas, vous étiez en file bien avant lui! Haaa!… Votre hésitation initiale était prémonitoire! Mais il est trop tard, irréversiblement!

Le client suivant se présente à la caisse. Taille moyenne, calvitie moyenne, moustache moyenne, paletot moyennement fatigué. Vous ne trouvez rien en lui qui plaise ou déplaise. Il est idéalement banal. Vous fondez les plus grands espoirs sur lui…

Malheur! Il a des bons! Des tas de bons, découpés dans des tas de périodiques alimentaires, tenus en liasse par un stupide trombone! La caissière les examine attentivement, sans doute pour le cas où des faussaires internationaux auraient décidé de mettre notre économie à genoux en inondant le marché vaudois de faux bons de réduction de 50 centimes sur le shampoing pour chats, de 10% sur les sachets de soupe aux pois cassés et de 1 franc 20 sur le quintuple sixpack de Charmin (sicher, sanft, saugfähig, sparsam)!

Le contrôle effectué, une question fondamentale se pose aux protagonistes: les bons sont-ils cumulables? C’est le thème d’un débat marathon entre la caissière et le client, auxquels se joint le chef de rayon. Réponse, que tout le monde connaît depuis toujours: non, ils ne sont pas cumulables.

Le client entame alors un second round: pourquoi ne bénéficie-t-il pas de l’action sur les petits pâtés précuits? C’était jusqu’à hier! Ah? ce n’était pas jusqu’aujourd’hui? Non, c’était jusqu’à hier… Ah bon, parce qu’il avait cru que l’offre était encore valable vendredi… Non, c’est toujours jusqu’à jeudi… Pourtant ma femme m’avait dit… L’échange s’éteint au bout de cinq ou six récurrences.

Au troisième round, il exige les points auxquels ses achats lui donnent droit, puis un carnet pour les coller, puis la liste des produits que le carnet rempli lui permettra d’obtenir («Kevin, des carnets de points à la 5!»). Il demande s’il peut échanger le carnet contre une somme équivalente. Ce n’est pas le cas, comme chacun sait. Il cherche, trouve et tend sa carte maxiplus («Maxiplus, c’est un plus!»), puis fait valider le ticket de parking offert par la grande surface. Il s’en va enfin, ayant épuisé son potentiel de nuisance.

Le client suivant est une gymnasienne qui attend son tour d’un air désinvolte, sans prendre conscience de la tragédie qui se déroule depuis trois minutes (les jeunes d’aujourd’hui ne s’intéressent à rien!). Et là encore, c’est du zen, macrobiotique en l’occurrence: elle a pris un yogourt au soja à zéro pour cent, un petit pain bio rabougri et une bouteille de jus de carottes sans additifs chimiques! Cet assortiment répugnant vous retourne l’estomac.

Vous constatez toutefois avec satisfaction que la liste des personnes qui passeront après vous s’allonge. Vous la souhaiteriez cent fois plus longue et composée exclusivement de gens très pressés.

Et voici qu’un camarade de classe de la jeune zenorexique tente de vous passer devant sous prétexte de la rejoindre. Vous lui refusez le passage et le renvoyez en queue de file. Il prend un air dégagé et moqueur. Vous éprouvez le double sentiment d’avoir sauvé l’honneur humain et d’être un vieux c…

Vous tentez de vous évader de la réalité en pensant à autre chose. Mais vous ne pouvez qu’évoquer d’autres files, tout aussi assassines: la file du postomat, derrière un individu qui tient stupidement les mains le long du corps au lieu d’être prêt à tambouriner sur le clavier, gaspillant ainsi une bonne dizaine de nanosecondes… Mais quand il s’y met enfin, ça ne s’arrête plus: son numéro personnel doit comporter au moins cinquante chiffres! Lorgnant par-dessus son épaule chafouine, vous constatez que son compte est vide. Vengeance! Vous reprenez goût à la vie.

Voulant conserver une apparence de maîtrise sur son destin, il demande confirmation imprimée de sa vacuité comptable. La machine prend son temps (c’est-à-dire le vôtre!) pour lui répondre. Sifflotant d’un air dégagé, il fait semblant de lire le billet, remet sa carte dans son porte-monnaie, son porte-monnaie dans son sac et son sac sur son dos, toujours campé devant la machine à laquelle il vous empêche d’accéder… Hourghhh!

Il y a la file au feu rouge. Vous êtes en deuxième position. Réveillé par votre coup de klaxon, le conducteur de tête se livre à des mouvements démesurés pour décrocher son frein à main; son épaule se disloque contre en haut puis en bas, sa tête disparaît puis monte au plafond; il pompe inlassablement, recule, cale, redémarre, emballe son moteur dont les hurlements couvrent les vôtres, passe à l’orange en hoquetant et vous abandonne, immobile, aux flots d’adrénaline qui vous submergent. Vous avez encore le temps de distinguer une plaque étrangère. Votre cockpit crépite d’insultes qui vous vaudraient, s’il n’était providentiellement fermé, une application immédiate de l’article 261 bis du Code pénal.

Et la file qui roule à quarante parce que celui qui est en tête – pourquoi sont-ce toujours les plus lents qui sont en tête?! – raconte une histoire interminable (sans doute sa dernière attente à une caisse de supermarché!) à son voisin. Vous pouvez détailler d’ici son nez, son sourire de marionnette béate, sa barbe en collier ridicule…

Et la file unique, au bureau de poste ou à la banque, qui vous dispense du regret d’avoir choisi la mauvaise file et vous contraint d’exercer une haine diffuse, puisque vous ne savez pas quel lambin vous précède et quelle guichetière incompétente traitera votre cas. Et la file derrière le camion-poubelle, à 7h30, au bas du Grand-Chêne! Et la file de piétons mous sur un trottoir enserré entre un mur crasseux à droite et une circulation frénétique à gauche! Et celle que forment les racleurs de tribolo devant le magasin de tabac! Et le bouchon de vingt kilomètres qui vous contraint à gaspiller vos premières heures de vacances sur l’aire de Montélimar! Et la file que vous formez avec votre ombre lunaire en attendant le bus pyjama… Des files, partout des files, le monde tout entier n’est qu’une file, et vous en êtes le bout.

Mais revenons à notre file de moutons. Vous êtes arrivé au point de rupture, au moment où tout vous exaspère par le seul fait qu’il existe. Le dernier client pose spontanément un élément de séparation qui vous permet d’aligner vos achats sur le tapis roulant. Il a préparé sa monnaie. Il la remet en mains propres sans laisser tomber une seule pièce. Le compte est exact. Il ne lutine pas la caissière. Il ne brandit pas de bons de réduction. Pas de carnet «maxiplus» à oblitérer, pas de points à prendre, ni de bouteilles à rendre: un homme, un vrai! Mais c’est trop tard. Il arrive trop tard pour vous réconcilier avec l’humanité! La perfection de son comportement porte votre furie à son comble…

Miracle! vous y êtes. Et vous entendez bien y rester aussi longtemps que possible, vous payant de vos souffrances sur les nerfs de ceux qui vous suivent.

Une vague de sueur froide déferle le long de votre dos. Le sang reflue de votre visage. Votre poil se hérisse. Vos yeux se brouillent et la faiblesse la plus extrême vous terrasse. Tout à votre souci de gagner une place dans la file, vous avez omis de peser vos légumes… Vous jetez autour de vous un regard traqué. Tous vous regardent à leur tour… et vous savez mieux qu’eux ce qu’ils pensent!…

Ces cinq minutes effroyables auront changé pour toujours votre perception du monde, de la vie, de la mort, et de la vie après la mort.

Dans les temps anciens, la géhenne était un lieu sombre où des démons cornus, armés de piques et de crocs, tourmentaient inlassablement les corps des damnés. Représentations ô combien grossières et matérialistes! Vous savez désormais que l’enfer consiste à haïr éternellement ses semblables sans les connaître, à tenter «sans bouger, dans d’immenses efforts» de mouvoir un chariot de produits superflus dans une file sans fin, et à désespérer perpétuellement d’atteindre jamais la caissière et le paiement libérateur…

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