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La Langue et la pensée

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1753 4 mars 2005
Le Matin-Dimanche du 20 février a publié une interview de Mme Marinette Matthey, sociolinguiste très à la mode ces temps-ci. Celle-ci s’en prend aux professeurs d’université qui se plaignent de la baisse de niveau des étudiants en matière de français. Elle estime que si notre langue perd en perfection académique, elle gagne en «créativité». Cette créativité, elle la voit dans les raccourcis phonétiques des SMS, ces messages que vous pouvez lire sur l’écran de votre téléphone portable, et du chat (to chat signifie bavarder), qui est un dialogue écrit instantané via internet. C’est vrai qu’on remarque ici ou là quelque trouvaille amusante, «je t’m», «a+» (à tout à l’heure), «2m1» (demain). Mais c’est un jeu de potache, rien de plus. Considéré en lui-même, le langage SMS est un code sommaire et fermé qui réduit la langue à sa fonction animale de reconnaissance collective. Il n’y a pas de quoi s’émerveiller.

Mme Matthey affirme que «de nos jours, on accorde moins d’importance à l’orthographe et à la grammaire pour se concentrer sur l’argumentation, sur la cohérence textuelle». La première partie de cette affirmation n’est pas exacte. Dans son éditorial du même numéro, «Les enfants au casse-pipe», le rédacteur en chef du Matin-Dimanche, M. Michel Danthe, affirme au contraire que la connaissance de l’orthographe et de la grammaire joue encore un rôle important dans les entretiens d’embauche: «...on continue d’envoyer allégrement au cassepipe des milliers d’élèves. On laisse se fracasser la figure de milliers d’apprentis et d’étudiants qui découvrent soudain qu’écrire dans un français correct est un facteur de sélection des institutions et entreprises qui les emploieront.»

La séparation que fait Mme Matthey entre la grammaire et l’orthographe d’une part et l’argumentation et la cohérence du texte de l’autre laisse entendre que l’homme pense au moyen de ses propres structures neuronales, indépendamment de tout recours à une langue commune. En d’autres termes, la langue commune ne lui servirait qu’à faire connaître à l’extérieur les résultats de son activité cérébrale.

Cette conception est fausse. Sans vocabulaire ni grammaire, il n’y a pas de pensée possible. Plus le réservoir de mots est vaste, plus la pensée est précise. Plus le vocabulaire est rigoureux, plus il permet la nuance. Quant à la grammaire, c’est la logique en tant qu’elle est incarnée dans la langue commune et qui se trouve, par là même, utilisable par chacun.

Le meilleur des architectes ne fera rien s’il ne dispose pas de matériaux adéquats en quantité suffisante. Et la nature et la qualité des matériaux à disposition ne seront pas sans influence sur ses projets: on ne bâtit pas le même ouvrage sur le roc ou sur un terrain meuble, avec de la mollasse, du bois ou du béton. De même, le vocabulaire, la grammaire, l’orthographe sont avec la vie de l’esprit - et avec la vie en général - dans un rapport de dépendance réciproque.

Bien entendu, on peut maîtriser parfaitement la langue et n’en rien faire de bon. Chacun connaît l’un ou l’autre abruti bourré de science. Les connaissance seules ne suffisent pas à mettre l’intelligence en mouvement. Il y faut encore un minimum d’énergie vitale, un désir de vérité, une certaine capacité de jugement.

Avec ses considérations sur les SMS et le chat, Mme Matthey reprend l’un des arguments phares des adeptes de la méthode «Maîtrise du français». Selon eux, il fallait abandonner comme antisociale l’idée d’un français de référence à partir duquel on jaugerait les autres formes de français: «Tout ce qui sort de la bouche des gens qui parlent le français, c’est du français», affirme Mme Matthey. Argot des rues, jargon des enfants mal instruits, phonétique SMS, toutes ces formes ont donc autant de valeur que le français des écrivains! A la limite, elles sont même plus authentiques, moins léchées par l’usage, moins frelatées par le souci de plaire.

Beaucoup avaient été convaincus à l’époque par le désir proclamé de ne pas humilier celui qui a moins reçu ou qui est moins doué. Mais s’il n’inspire pas la volonté de faire accéder l’enfant à la langue la plus parfaite possible au moyen d’une aide accrue et personnalisée, ce souci social débouche fatalement sur son exact contraire, à savoir l’abandon de l’enfant à «son» langage. Tandis que les enfants plus intelligents ou plus rapides progressent, tandis que ceux qui ont une bibliothèque à la maison complètent les lacunes éventuelles de l’enseignement, l’enfant désavantagé se trouve enfermé dans son langage insuffisant, mis à l’écart de la société - notamment celle du travail - par cet absurde respect que les réformateurs du français croient vouer à sa personne et qu’ils ne vouent en réalité qu’à son ignorance.

Mme Matthey déclare encore: «Lorsqu’on rend un travail de mémoire universitaire, par exemple, il n’est pas admissible qu’il soit bourré de fautes.» Au nom de quoi ne serait-ce pas admissible? En vertu de quelle considération réhabiliter l’orthographe et la grammaire à ce moment du cursus scolaire plutôt qu’à un autre? Si la grammaire et l’orthographe sont sans importance par rapport à l’argumentation et la cohérence textuelle, c’est faire preuve d’un formalisme malvenu que d’en exiger encore le respect, même par des universitaires. Et d’ailleurs, comment l’auteur d’un mémoire pourrait-il se trouver pourvu d’un jour à l’autre d’une connaissance de la langue qui exigerait précisément un long temps de maturation? Et d’ailleurs encore, qui verrait et corrigerait les erreurs? Les professeurs ne sont jamais que d’anciens étudiants. Ils ne pourront pas mieux corriger qu’ils n’auront appris. On se sent pris d’une immense fureur quand on sait que cette sociolinguiste qui aligne, et avec quelle suffisance, les inepties les plus contradictoires enseigne à l’Université de Lausanne, à la HEP et à l’Université de Grenoble.

Si l’apprentissage systématique de la langue demande beaucoup de contraintes, il permet à l’enfant, comme l’a rappelé M. Danthe, d’aborder plus sereinement son avenir professionnel. Une bonne connaissance de la grammaire, du vocabulaire et de l’orthographe lui permet aussi de collaborer à des réflexions plus structurées que les «productions langagières» courantes («p’tain, c’est trop cool, m’gars») et dont Mme Matthey espère tant de miracles. Elle lui enseigne aussi ses limites personnelles... et comment les faire reculer. Car il faut déjà bien connaître sa langue pour savoir quand on a besoin du dictionnaire. Sans cette connaissance approfondie, il ne pourra jamais accéder à la langue précise et subtile de Proust, de Mallarmé, de Valéry, de Racine, de Villon et tant d’autres.

Les perspectives minimalistes développées par l’interviewée considèrent d’emblée que les ressources de la philosophie, mais aussi celles du roman, du théâtre, de la poésie, celles même qui permettent l’introspection et l’autocritique sont inutiles à une grande partie de la population. Là fut et continue d’être le forfait impardonnable des concepteurs de «Maîtrise du français» et de leurs héritiers (1), dont Mme Marinette Matthey.


NOTES:

1) Ce fut aussi la faute de ceux des enseignants qui ont imposé cette méthode à leurs collègues avec une brutalité dont il faut garder le souvenir, des politiciens bourgeois irresponsables qui ont mis à l’époque la puissance de l’Etat à la libre disposition des réformateurs du français et des écrivains qui se terrèrent dans un mutisme trouillard alors qu’il était encore temps d’expédier tout ce fatras au pilon, comme La Nation n’a jamais cessé de le demander.

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  • Une idée dans le vent – Olivier Klunge
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  • Le besoin d'autorité, suite et fin – Denis Ramelet
  • Le quatrième pouvoir prend la place du premier – Julien Le Fort
  • La neutralité, le crime et une argumentation brouillonne – Roberto Berhard
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  • Les journalistes au bord du trou – Le Coin du Ronchon