Entre l’idéologie et la gestion, la politique
En Suisse, deux partis présents dans les parlements fédéral et cantonaux, et qui connaissent un succès indéniable, semblent avoir compris le sens de cette démarche: l’UDC, qui a appris aux Suisses qu’ils avaient le droit de ne pas avoir honte de leur pays, et les Verts, qui récoltent les fruits d’un long et patient travail «idéologique» axé sur l’individu et sa place dans l’univers, par-delà les mythes consuméristes omniprésents. Les autres partis ont préféré se retrancher dans la gestion: on le constate chez les radicaux et démocrates-chrétiens depuis longtemps et le Parti socialiste, majoritaire dans de nombreuses villes, succombe aussi à cette tentation.
De fait, si les partis profilés tendent à renforcer encore leur profil, on observe un mouvement inverse dans les partis du centre, qui se ressemblent toujours plus. Il faut un microscope électronique pour discerner, dans le Canton de Vaud, ce qui différencie l’attitude des ténors des partis radical, socialiste et PDC face à la centralisation fédérale, par exemple, à l’évolution de l’école ou à nos relations avec l’Europe. Ce désintérêt pour l’idéologie ne signifie pas pour autant que les partis de masse aient privilégié la voie austère de la gestion. La seule gestion qu’ils maîtrisent, c’est celle, minutieuse et suspicieuse, de la répartition du pouvoir, dans une relation équivoque où se mêlent la concurrence électorale et la complicité face au reste de la population. Pour le reste, il n’est que de contempler le «baromètre de la dette publique» (1), cette horloge folle qui montre de seconde en seconde la croissance des dettes publiques (treize millions par jour) pour se convaincre qu’il ne suffit pas de ne pas avoir d’idées pour faire de la bonne gestion.
Le goût de M. Meuwly pour le débat d’idées n’est pas pour nous déplaire. Et nous le suivons volontiers quand il affirme que «seule une théorie peut combattre une théorie». Il nous accordera toutefois que les hommes ne se conduisent pas automatiquement selon la raison. Les interlocuteurs disposés à plier leur avis à la force démonstrative des arguments sont rares. Les idées toutes faites, sans parler des passions, résistent généralement au raisonnement le mieux étayé. Le débat politique est compris comme un spectacle, un jeu de cirque opposant des rhéteurs plus ou moins habiles et qui seront jugés sur leur habileté, non sur leurs démonstrations.
M. Meuwly nous invite implicitement à choisir entre le combat des idées et la gestion des choses. Aucun des deux termes de l’alternative n’est satisfaisant. La lutte idéologique en vue du pouvoir ne débouche pas sur la vérité, mais sur la désunion. Quant à la gestion, elle n’a de sens qu’en tant qu’instrument d’une politique; à ce défaut, elle encombre et stérilise la communauté.
En réalité, il existe, si l’on ose dire, un troisième terme à l’alternative, celui de la politique à proprement parler. Nous en avons trouvé un parfait exemple dans Le Matin du 18 octobre, soit un jour après la publication de l’article de M. Meuwly. Il s’agit d’une interview de M. David Herdener, vingt-cinq ans, chef du groupe Bélier: «A seize ans, déclare-t-il, je me suis rendu compte que la réunification (du Jura, réd.) était la seule voie à suivre. Cette cause valait la peine d’être défendue». M. Herdener ne s’est jamais inscrit à un parti: «Avant tout, je défends le Bélier et le Jura.»
M. Herdener fonde son engagement politique non sur une idéologie, encore moins sur une perspective gestionnaire de la société, mais sur une évidence concrète, une réalité à la fois géographique et humaine dont il fait partie, le Jura.
C’est une perspective évidemment très limitée. Tout idéologue, de gauche, de droite ou d’ailleurs, se demandera comment des gens sensés peuvent se contenter de vouer leur vie à un petit coin de terre ni plus beau ni plus glorieux qu’un autre, alors que son idéologie à lui, combien plus enthousiasmante, offre une explication universelle du monde et des événements qui s’y passent. C’est exactement là que se situe la ligne de séparation. L’idéologue croit énoncer ce qui est bon pour tous les pays à toutes les époques. Mais c’est le contraire qu’il fait: son idéologie n’englobe pas les nations, elle les nie, elle tient pour inexistant tout ce qu’elles peuvent offrir d’original. L’idéologue est coupé du temps et du lieu, des faits et des personnes. Ce qu’il nomme avec emphase son universalité est le résultat non d’une synthèse mais d’une mutilation. L’idéologue est un homme coupé de son corps, de sa vie personnelle, de son histoire nationale. La perspective si limitée de M. Herdener contient au contraire une promesse de plénitude humaine.
Quand, avant toute considération idéologique, le pays est reconnu comme l’objet premier de l’action politique, le débat d’idées et la confrontation des intérêts reprennent un sens. Le souci de la solidarité et celui de la liberté personnelle, le respect de l’étranger, la préservation de la nature, la recherche du profit, les relations internationales ne sont plus des absolus éternellement insatisfaits, mais des questions légitimes appréhendées et résolues en lien étroit avec la vie du pays. Le Jura réunifié de M. Herdener n’évitera pas les luttes idéologiques intrinsèquement liées au régime démocratique. Il souffrira de leur caractère diviseur. Mais ces luttes se passeront entre personnes partageant une même façon d’être et ne remettant pas en cause le cadre historique et politique de leurs affrontements. De même, la gestion des affaires courantes se conduira dans la perspective du bien commun du pays réuni et non dans le but d’imposer les normes de l’administration à l’ensemble des activités humaines qui s’y déroulent.
On nous objectera que le patriotisme cantonal de M. Herdener – comme le nôtre – n’est rien d’autre qu’une forme particulière d’idéologie. Nous ne méprisons nullement cette objection. Si, pour une personne, le patriotisme devient la valeur unique absorbant toutes les autres réalités et autorisant les dérives les plus extrêmes du pouvoir, en un mot quand il devient un absolu, il se transforme effectivement en idéologie. Nul n’est totalement à l’abri d’une semblable perversion. Il reste que le lien à une terre concrète, avec ses lourdeurs, sa complexité, ses usages, sa durée, ses limites territoriales reconnues et protégées, est encore ce qui nous protège le mieux des effets de l’idéologie, de son irréalisme, de son simplisme destructeur, de son esprit de conquête illimité.
NOTES:
1) On trouve cette horloge sur le site www.avenirsuisse.com.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- C. F. Ramuz pléiadisé – La page littéraire, Benoît Meister
- Jean-Sébastien Bach aujourd'hui – La page littéraire, Jean-Jacques Rapin
- Rongeurs à rejeter – Cédric Cossy
- L'objectivité et les certitudes – Pierre-François Vulliemin
- Commerce dominical dans les gares: une distorsion de la concurrence contraire aux mœurs – Olivier Klunge
- Deux modifications de la Constitution vaudoise – Antoine Rochat