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L’universel et ses contrefaçons

Jacques Perrin
La Nation n° 2063 3 février 2017

Longtemps, l’Occident a dominé le monde et lui a imposé sa science, sa technique et certains modes d’organisation politique. Aujourd’hui, la puissance occidentale vacille. Les civilisations islamique, indienne et surtout chinoise gagnent en force. Faut-il se préparer au choc des cultures ou rechercher la paix par le dialogue? Le sinologue François Jullien a fait paraître une plaquette de 93 pages intitulée Il n’ y a pas d’identité culturelle où il cherche à répondre à cette question. Le titre racoleur n’a pas manqué de séduire les fanatiques du multiculturalisme, mais il ne donne pas une bonne idée de l’ouvrage, résumé, peut-être trop rapide, d’un autre livre de Jullien, plus complet et mieux abouti, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, lequel examine des notions qu’il vaut la peine d’étudier. C’est à ce livre paru en 2008 que nous nous référons.

François Jullien est aussi philosophe. Il souhaite mieux comprendre certains concepts occidentaux en les confrontant aux méditations des lettrés chinois. Les livres de Jullien ne s’adressent pas aux politiques, il ne faut pas s’attendre à recevoir des conseils sur l’art de gouverner. Cependant, la définition sans cesse affinée de mots fondamentaux aide à mieux cerner les principes politiques.

L’universel

Est universel ce qui s’applique à tous les individus de la totalité qu’on considère. Quand un objet pesant nous échappe des mains, il se dirige vers le sol; il ne flotte pas dans les airs ni ne s’élève. Ce phénomène répété ressortit à l’universel faible. Pour parvenir à l’universel fort, relevant de la nécessité mathématique, et non de l’expérience exclusivement, la science intervient. L’universel est de l’ordre du concept, non de la sensation. Il n’y a de connaissance que du général et l’universel ne peut être que l’objet d’une science. Quand l’humanité découvre, grâce à Newton, les lois de la gravitation, elle dispose d’une théorie capable d’expliquer universellement la chute des corps. Aujourd’hui, toute personne s’adonnant à la recherche scientifique, à quelque nation qu’elle appartienne, se soumet à des règles élaborées en Occident.

Etymologiquement, universel signifie «qui se tourne vers l’Un». En Grèce, Aristote démontre l’existence d’un premier moteur qui meut tous les êtres par l’attraction que sa perfection exerce sur eux, tandis que les chrétiens aiment le Dieu unique. François Jullien ne se place pas sur le plan de la théologie, qui vise elle aussi l’universel. Il se contente d’abord de dire que les missionnaires du XVIIe siècle n’ont pas touché le cœur des Chinois et des Japonais; ce sont plutôt les bombes et la technique qui, au XIXe, ont forcé ces peuples à se mettre au diapason occidental. Puis, à lire les pages frappantes consacrées par Jullien au christianisme, il semble bien que celui-ci représente la tentative la plus aboutie d’accès religieux à l’universel. Par son incarnation, le Christ réconcilie l’universel et le singulier. Il promet le salut à tous les hommes, de toute nation et condition sociale, de tout sexe et de tout âge: chaque âme est appelée à lui répondre.

Le commun

Les humains se rassemblent dans des communautés, des familles, des cités, des nations. Le commun est ce que nous partageons avec certains de nos semblables. Il s’enracine dans l’expérience du particulier et relève du politique. Les communautés disposent de ressources, la langue par exemple, qu’elles exploitent et transmettent. Elles se distinguent les unes des autres, mais échangent des biens. Une communauté entièrement fermée (le «repli identitaire») risque l’asphyxie. Le communautarisme est une perversion de l’esprit communautaire. Le communisme en est une autre, qui vise à l’extension mondiale, par la force, de l’égalitarisme.

François Jullien place l’universel au sommet d’un triangle imaginaire. Le commun est l’un des angles de sa base. L’universel se nourrit du commun et empêche celui-ci de dégénérer en communautarisme car il le guide vers ce qui le dépasse.

L’uniforme

L’uniforme occupe le troisième angle. Il contrefait l’universel et menace de dissoudre le commun. C’est un pôle négatif, «l’habit de la mondialisation». Jullien cite le peintre Braque: «Le commun est vrai, le semblable est faux», dit celui-ci. «Trouillebert (un imitateur de Corot, réd.) ressemble à Corot, mais ils n’ont rien de commun.» L’uniforme est de l’ordre de l’utile, des moyens et de la gestion. Il s’installe subrepticement dans nos vies et nous assoupit grâce aux commodités incontestables qu’il apporte. Il vend des objets standardisés, des modes de vie, des opinions et des discours partout semblables. La communication (dont Barack Obama fut durant huit ans le maître insurpassé…), outil de l’uniforme, donne l’illusion d’un partage continu s’étendant tous azimuts. Elle dispose d’une langue particulière, l’anglais planétaire, qui lui permet de déverser, à Davos ou à l’UNESCO, son évangile humaniste, ses truismes sur la paix et un consensus apparent.

L’uniformisation du monde (dont les Chinois sont, aujourd’hui du moins, de grands adeptes) provoque, malgré ses bons côtés, l’ennui et le mécontentement à cause des contraintes nouvelles qu’elle impose («flexibilité», obligation de bouger et de se connecter en permanence, excitation générale, concurrence). C’est elle qui engendre le repli réactif des communautés.

Combattre l’uniforme

Aussi Jullien entend-il combattre l’uniformité sur deux fronts, par le haut et par le bas. D’une part, il ne faut pas craindre de vivifier les ressources communes, notamment les langues. Jullien défend ardemment le français. D’autre part, on doit éviter le relativisme qui met toutes les cultures sur pied d’égalité, sous prétexte qu’elles se valent toutes, qu’elles peuvent subsister par elles-mêmes sans se préoccuper des autres. Ensuite, on combattra l’universalisme facile qui prétend imposer, souvent sans s’en apercevoir, un préjugé idiomatique à la planète entière. L’auteur est par exemple sévère pour les droits de l’homme qui n’ont jamais fait l’unanimité même en Occident, dont les «déclarations» ont été maintes fois réécrites et que la gauche marxiste comme la droite réactionnaire ont contestées. La doctrine des droits de l’homme ne passe pas en terre d’islam où le Coran règle d’entrée de jeu les rapports humains, ni en Chine où les revendications faites au nom des droits de l’homme signifient que l’harmonie, bien suprême, est déjà troublée, ni en Inde où le système hiérarchique des castes lié à l’hindouisme interdit que la question soit seulement posée.

Jullien n’admet presque aucun principe véritablement universel. La non-contradiction elle-même lui semble une notion étrange pour les sages chinois. Le taoïste ne se soumet ni ne renonce à ce principe. Il l’applique ou non, au gré des circonstances.

Dialogue et traduction

Cependant, Jullien admet qu’il existe une intelligence et un intelligible universels, un vécu et des expériences communes. Pour rendre cela cohérent et communicable, il faut dialoguer, mais dans quelle langue? Surtout pas en globish, langue fade et pauvre, juste bonne à proclamer des «valeurs»: le globish facilite l’échange, mais il n’y a plus rien à échanger. Chaque nation s’exprimera dans sa langue et on recourra à la traduction. L’écart entre les cultures sera maintenu; on ne cherchera pas à relâcher les tensions; on ménagera ainsi un espace propice au dialogue: les cultures se réfléchissent l’une l’autre et, en explorant l’autre, elles s’explorent elles-mêmes. Elles s’approprient l’une l’autre, mais ne se possèdent pas.

La traduction est une tâche infinie, toujours à reprendre. En chinois, le mot «chose» se dit dong-xi, littéralement «est-ouest». Alors que les langues européennes voient en la chose une substance qui demeure, le chinois la comprend comme un flux entre deux pôles. On comprend combien l’écart peut être grand. La vraie langue du monde, c’est la traduction, seul moyen de mettre en œuvre un dialogue délivré de l’humanisme mou.

L’universel selon Jullien est sans véritable contenu. Il est l’objet d’une quête qui n’aboutit jamais vraiment. Cette quête apporte pourtant certains bienfaits. Elle empêche le commun de s’atrophier en l’élevant vers une perfection lointaine qui régule et discipline la pensée. Elle se démarque de l’universalisme facile qui fixe une notion du genre humain a priori.

La quête de l’universel déjoue l’uniformisation qui la singe, ne laissant pas le monde s’assoupir dans la facilité.

Si l’universel et le commun politique conçus à la manière de Jullien comportent peut-être trop de flous et de vides, la lutte du sinologue contre l’uniformisation et son éloge de la traduction nous convainquent.

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