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Vincent Philippe découvre le Pérou

Bertil Galland
La Nation n° 2070 12 mai 2017

Vincent Philippe, longtemps correspondant de 24 heures à Paris, y réside pour de bon, mais la Suisse doit à ce faux émigré l’une de ses meilleures biographies politiques, celle de Roland Béguelin. Sous l’impulsion du brillant tribun, notre Confédération put vivre une épopée au XXe siècle. Un petit peuple en mal d’autonomie fit surgir la République du Jura en 23e canton, aujourd’hui singulièrement affadi et, on le dirait, oublieux. Le journaliste, enfant de Delémont, avait participé de tout cœur à ce combat. En 1978, comme auteur, il publia aux Editions 24 heures un mémorable portrait du Jura République avec des photographies de Simone Oppliger. En 2008, pour son Béguelin, il prit soin d’ajouter à ses sources la matière d’une quarantaine d’entretiens qu’il sollicita de partisans et de critiques du séparatisme. Ainsi son apport à l’histoire de cette époque fut-il substantiel.

Plus discrète, l’œuvre littéraire de Vincent Philippe est née de son for intérieur, avec deux romans et des nouvelles piquantes. Lorsque de surcroît, en deux essais, qu’on peut appeler récits, il nous parle de lui-même, nous écoutons les confidences d’un écrivain. Nos goûtons à son humour, quand le sourire de l’autodérision vainc sa timidité native. Un mal de vivre s’est mué à l’âge mûr en courage tranquille et on lui doit quelques aveux de taille.

Déjà par son titre, l’ouvrage que L’Aire édite aujourd’hui, Voyages d’un jeune homme rangé, participe d’une ironie légèrement teintée d’amertume. L’engagement du licencié en lettres dans l’agitation séparatiste, en vérité, fut l’aspect public du désenchaînement d’un jeune catholique coincé. L’adjectif est de lui. Par son dernier livre, l’écrivain nous fait pénétrer dans son existence de provincial qui décide seul de commencer ses études à Paris, en Sorbonne, durant une année, et nous le découvrons entouré de l’amitié de plusieurs hommes d’Eglise. Mais sur cette destinée qui cherche son orientation vont peser deux secrets, qui ont fait exploser le processus usuel d’une aspiration à la foi, à la culture, à la rectitude, sans cesse invoquée en ses lettres à sa famille. Dans le conformisme d’un jeune croyant s’insinuèrent une ambiguïté et de graves questions. C’est une solitude particulière qui se révèle dans les carnets de l’étudiant de la rue Saint-Jacques, et plus tard à Londres, ou dans les réflexions du promeneur de New York qui débouche au Washington Square.

Un premier coup de tonnerre intime a éclaté en Suisse même et dans son cercle familial lorsqu’il apprend tardivement que sa mère très aimée, hongroise, était une chrétienne d’origine juive dont l’identité exacte fut cachée par son père. Car durant la guerre il redoutait arrestation et malheur si la Suisse se trouvait envahie par les Hitlériens. Ce mutisme absolu fut adopté comme règle de sécurité. L’écrivain apprend à Budapest, la paix revenue, qu’une part de sa parenté maternelle, sans qu’il n’en ait rien su, a disparu à Auschwitz. Il endosse des effrois et des solidarités rétrospectives. Tel fut le thème impressionnant du Silence d’Ilona, récit de 1999.

Une autre déflagration mit aussi long à prendre force: l’homosexualité. Il fallut plus d’un voyage pour que fût reconnue par l’auteur cette singularité et qu’il se conformât à ce destin. Nous ne lisons plus ici le chroniqueur politique évoquant une distanciation envers les autres, sentiment propre à certains Jurassiens quand ils prirent conscience de leur isolement dans la famille fédérale. Voici le journaliste en jeune homme seul. Dans l’ouvrage qui vient de paraître, on le voit relire ses propres lettres de naguère. Et voici l’homme mûr confronté à ses souvenirs et photos de France, d’Angleterre ou des deux Amériques. Il soupèse les mots de sa correspondance avec ses parents. Au propre et au figuré, il découvre le Pérou.

Dès lors Vincent, descendant de Jean-Jacques, tombe des nues et il le décrit avec une rare sincérité. De telles confessions ont un coût et l’essai autobiographique en acquiert toute sa valeur existentielle. Il se lit à plusieurs niveaux. Au premier degré, à l’issue de l’adolescence, ce sont des villes, comme s’écriait Rimbaud. On parcourt en sépia des avenues, des places et des saisons. On entend aussi de vieux maîtres parler raison, tels les chanoines Viatte et Saudan à Saint-Maurice, ou l’aumônier parisien Lustiger qui deviendra l’archevêque de Paris. On perçoit au Quartier latin de 1959 les rumeurs sartriennes répandues dans les amphis vieillots. On observe les rites d’une France en disparition au cours d’une marche à Chartres au rythme des poèmes de Péguy. Le cours du temps se caractérise finement par des odeurs, comme celles du métro dans la succession de ses produits de nettoyage. On danse avec des amies. Mais le jeune homme s’éloigne d’elles sans explications. «De mon côté, écrit Vincent Philippe, mes amours sont inexistantes ou alors on ne saurait, au pluriel, les mettre au féminin comme la grammaire l’exige… Je clandestine».

Un malaise plus général et très romand accable, en l’année 1960 l’étudiant suisse de Paris. Il ressent ses maladresses de provincial. Il s’embarrasse de scrupules. Si maints Vaudois ont incriminé à cet égard les effets de leur culture calviniste, Vincent Philippe le catholique ne s’est pas éprouvé moins emprunté face à ses choix fondamentaux. Mais dans le livre qu’il nous offre, reconsidérant son parcours, nous apprécions l’apaisement et le sourire de la litote. L’homme de plume a choisi de vivre à Paris, avec un compagnon de vie, une existence conforme à sa propre nature. Il avoue que souvent la musique lui a offert ses impulsions bénéfiques. Ses goûts sont classiques dans la tradition d’une famille de Delémont qui recevait comme des proches de grands quatuors hongrois.

Séjours et parcours, dans les Voyages d’un jeune homme rangé, sont ainsi composés de passages continus d’un registre à l’autre selon les époques, les humeurs, les latitudes. Dans un contrepoint entre jadis et maintenant un langage nouveau se dégage. Avec des photos sépias et malgré des pertes de mémoire, nous observons la candeur, l’enthousiasme ou les angoisses d’un auteur qui pérégrine en quatre régions du monde et, par cette évocation des lieux et pays, nous éprouvons un plaisir constant à le suivre.

Les explorations se succèdent jusqu’à la crise d’après trente ans qui rendra soudain intolérables les promenades solitaires (le livre fait allusion à un soutien médical). Mais on aura vu le jeune homme rangé au Quartier latin, puis à Piccadilly. Il aura remonté le Saint- Laurent à bord d’un des derniers transatlantiques et surpris le Québec en pleine accession de son peuple francophone à sa propre autonomie. Nous vivons ensuite les zigzags du Jurassien à Manhattan, puis ses traversées complètes des Etats-Unis en bus Greyhound, enfin son reportage (publié à l’époque dans 24 heures) sur l’Amérique latine dans ses territoires les plus harassants. Mais des côtes sauvages du Pacifique aux autocars vertigineux des Andes, ce n’est plus seulement le journaliste que nous lisons, mais un homme à la recherche de lui-même. Il s’est affronté aux altitudes hostiles et s’en retrouve le souffle coupé. Il observe les effets d’un terrible tremblement de terre, d’assassinats politiques qui se multiplient, de vains combats où mourut peu avant son passage Che Guevara.

Puis il finit par retrouver son Jura. Indépendant pour quoi faire? se demande-t-on. L’auteur note: «Un Suisse peut se sentir étrangement bâtard en rentrant chez lui.»

Notes:

Livres de Vincent Philippe cités ici:

Roland Béguelin, la Plume-Epée, Ed. de l’Aire, 2008.

Le Jura République, Editions 24 Heures, 1978.

Le silence d’Ilona, Ed. Bernard Campiche, 1999.

Vient de paraître:

Voyages d’un jeune homme rangé, Ed. de l’Aire, 2017.

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