Vive la mort!
¡ Viva la muerte ! était le cri de guerre de la Légion espagnole que le général Millán-Astray lança au philosophe Miguel de Unamuno un jour de 1936.
Il est honorable de donner sa vie pour sa patrie, c’est le sens probable du cri.
Nous pouvons l’entendre autrement. L’utopie transhumaniste nous promet un allongement considérable de la vie, mais peut-être faut-il que la mort vive pour que nous restions des hommes. La réalisation de la promesse n’implique-t-elle pas un bouleversement de la nature humaine? L’homme privé de la mort est-il encore un homme?
L’aventurier Mike Horn sait ce que prendre des risques signifie. La mort fait partie de la vie, dit-il, il est impossible de se sentir vivant sans vivre près de la mort. Quand un journaliste lui demande où il veut finir ses jours, il répond: En Suisse, mais je ne veux pas mourir.
Personne ne veut mourir. La mort est involontaire. L’âge avancé, la maladie, le crime et l’accident en sont les causes. Les suicidaires, comme les doloristes, souffrent d’un trouble de la volonté. Chacun de nous a éprouvé la joie de vivre, personne ne se réjouit de mourir. La mort ne mérite pourtant pas d’être oubliée.
Or dans l’Occident moderne urbanisé, la mort subit une éclipse, comme l’écrit le philosophe Robert Redeker dans son dernier livre1 qui inspire fortement le présent article. La mort n’est tolérée que par écran interposé. Les images de la mort nous submergent à cause de la médiatisation incessante des guerres, des massacres terroristes, des migrants en détresse et des catastrophes climatiques. La mort est vécue sur le mode obscène. Elle est hypervisible comme les films pornographiques.
Dans la réalité, repoussée du champ de la conscience, elle devient l’affaire privée du cercle familial. Les agonisants et les morts sont cantonnés dans les hôpitaux et les EMS. Des thanatopracteurs embellissent les cadavres. La crémation a supplanté l’inhumation. Pourtant, selon Redeker, l’inhumation humanisait, elle défendait l’humain de la nature qui veut l’oubli. Le cadavre insulte l’idolâtrie du corps moderne qui ne mérite pas de servir de repas à la vermine. On ne fait plus face ni à la maladie, ni à la souffrance, ni à la mort. Aujourd’hui, on fait table rase, on dépoussière, comme les profanateurs de 1793 arrachant aux tombes royales de Saint-Denis les restes des cadavres pour les anéantir plus sûrement.
Selon 24 heures du 26 octobre, les mœurs funéraires se renouvellent. Il n’y a plus de cortège depuis longtemps; le rite s’individualise, le deuil se psychologise. Il s’agit d’un drame intime vécu en petit comité selon un rituel bricolé. Le mot «mort» est trop dur à nos oreilles: Emile est parti, dit-on, il nous a quittés. Les cimetières vont disparaître, ils sont stigmatisants, alors ils se muent en lieux de vie. La municipalité de Nyon veut transformer un cimetière en parc. La fin des cimetières accompagne celle des paysans qui voyaient encore la mort de près dans nos campagnes.
La philosophe Simone Weil se demandait quel plus grand don pouvait être fait aux créatures que la mort. L’utopie transhumaniste veut nous priver de ce don. Certes, les transhumanistes modérés ne souhaitent que ce qu’ils nomment l’amortalité, une prolongation de la vie jusqu’à 300 ans. Laurent Alexandre, leur représentant français le plus en vue, souhaite conserver le corps et la reproduction à cause des plaisirs qu’ils offrent. Les transhumanistes ne feront pas disparaître le guide Michelin, nous dit-il. La vie tendant vers l’immortalité ne change pas de la vie habituelle centrée sur le corps et l’ego, sur l’egobody, selon le néologisme de Redeker. La modernité aime les egobodies. La prolongation de la vie consiste à gagner des années en bonne santé, à profiter, à alterner travail (quel travail? celui que les robots nous abandonnent?), formation (quelle formation? en vue de quoi?) et congés sabbatiques. On accumule du savoir, de l’expérience, on apprend toujours plus de langues, on voit tous les films. L’existence selon les transhumanistes consiste à fuir l’idée de mort en saturant le temps gagné par des activités et du divertissement, des apprentissages ludiques, des découvertes, des rencontres (avec qui? des gens différents? des mortels?), des voyages interstellaires dont on ne voit pas la fin (au double sens du terme).
L’ennui menace, mais la mort choisie serait la solution. Le transhumanisme est solidaire de l’euthanasie. Seule une vie pleine mérite d’être vécue. Le vieillissement et le déclin sont indignes de l’homme. Selon Redeker, l’euthanasie est paradoxale, elle tue pour nier l’idée de mort. L’idée de mort ne fait plus peur à l’egobody. La mort peut être bonne, cool. C’est le sens du préfixe eu- dans euthanasie.
Le transhumanisme se défend d’être une religion. Il se rapproche des conceptions matérialistes de la vie. Le moi est réduit au corps, l’âme n’existe pas. La mort n’est rien pour nous, répètent les matérialistes de l’Antiquité. Les épicuriens pratiquent l’ascèse pour éviter la souffrance et la maladie qui les préoccupe plus que la mort. Celle-ci n’est qu’une transformation affectant la matière. Diderot nous dit: Vous vivez en masse ; après votre mort, vous vivez en détails, dissous, épars en molécules.
Les tranhumanistes ne sont pas chrétiens. La résurrection, qui n’a rien de commun avec l’immortalité égolâtre, présuppose la mort. Le Christ lui-même est mort. L’egobody ne veut pas payer le prix.
Redeker, inspiré par Blaise Pascal, ne tient pas le moi en haute estime. La mort libère notre âme du moi orgueilleux. Elle est la peur la plus haute qui nous distingue des animaux. Suivant Heidegger, Redeker pense que seuls les hommes meurent. L’animal s’endort; il s’évanouit au sein de ce qui ne cesse de renaître, les espèces. L’homme aussi appartient à une espèce, mais sait que la mort de l’individu garantit la survie de celle-ci.
L’egobody ne se prépare pas à mourir. Peut-on savoir vivre si nous ne faisons aucun cas de la mort? Selon Héraclite, les dieux sont jaloux de la vie des mortels parce qu’elle s’achève dans la mort. L’idée de la mort rend la vie supportable. Cioran, pessimiste joyeux qui l’avait apprivoisée, ne s’est pas suicidé.
Si l’idée de mort s’efface, l’homme est tôt ou tard livré à la dépression et à une fausse bonne humeur – celle de la fête moderne ininterrompue.
A la fin de son livre, Redeker ose un nouveau paradoxe à méditer: sans la mort, il n’y a ni monde humain, ni culture, ni salut. Sans la mort, il n’y a que le néant.
Notes:
1 Robert Redeker: l’Eclipse de la mort, Desclée de Brouwer 2017
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La non-politique agricole – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Quand un policier répond à un sociologue – Pierre-Gabriel Bieri
- La poésie, une condition du bonheur – Daniel Laufer
- Eschatologie et alarmisme écologistes – AMD
- Eaux noires – Jacques Perrin
- Les bien nommés – Cédric Cossy
- Retour aux dettes – Jean-François Cavin
- Cher • ère • s lect • eur • rice • s, – Jean-Blaise Rochat
- Actualité hodlérienne – Yves Guignard
- Les subventionnés subventionnant – Jean-François Cavin
- Mourir de rire, c’est bon pour la santé – Le Coin du Ronchon