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De la liberté d’expression

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1779 3 mars 2006
Des lecteurs nous ont demandé quelle était la position de La Nation dans l’affaire des caricatures de Mahomet, en particulier quant à l’usage et aux limites de la liberté d’expression.

La liberté d’expression est la forme extérieure et publique de la liberté de penser. C’est de celle-ci qu’il faut parler d’abord. La liberté de penser est une condition de la recherche, de la découverte et de la transmission de la vérité. Toute vérité, en effet, qu’elle soit découverte par le sujet, transmise par un tiers ou révélée d’en haut, a besoin d’être appréhendée par une intelligence libre qui l’accueille et la fasse sienne.

Notre intelligence doit prendre une distance – là est sa liberté – par rapport à nos émotions qui la troublent, à nos préjugés qui la bloquent et la stérilisent, à nos instincts et à nos intérêts matériels qui veulent la subordonner à leur satisfaction immédiate. La liberté intellectuelle permet que la vérité soit reçue et exprimée d’une façon qui dépasse les déterminismes auxquels le sujet est soumis, c’està- dire qu’elle soit reçue pour elle-même, et d’une façon accessible à d’autres personnes. C’est en ce sens qu’on peut la qualifier d’«universelle».

La liberté de penser ne crée pas la vérité, elle déblaie le chemin qui y conduit. Elle rend possible la rencontre du sujet et de la réalité.

La liberté d’expression se situe dans le prolongement de la liberté de penser. Nous avons besoin de sortir nos idées de nous-mêmes. Les exposer oralement ou par écrit, c’est les placer en face de nous et nous permettre de mieux en prendre la mesure, de les rectifier et de les compléter. De plus, nous bénéficions des critiques des amis et des adversaires, fort utiles elles aussi. Il est d’ailleurs remarquable que nos articles les meilleurs soient ceux dans lesquels nous nous adressons, même sans le nommer, à quelqu’un de particulier qu’il nous tient à cœur de persuader.

La liberté d’expression est nécessaire à ceux qui font profession de créer, de réfléchir ou de rapporter, l’artiste, le philosophe, le théologien, le scientifique, l’enquêteur, le journaliste. C’est un outil de leur activité professionnelle. Mais elle ne leur donne aucun privilège qui les dispenserait de respecter les usages et leur permettrait de faire ou dire des choses interdites au commun des mortels.

En revanche, la liberté d’expression se double parfois d’un devoir d’exprimer. Elle crée chez celui qui en use une sorte de dette envers la vérité. C’est une dette de ce type que payent les martyrs.

Mais, dira-t-on, la liberté d’expression dont on mésuse ou abuse, dont on se sert pour proférer des sottises, des grossièretés ou des mensonges n’a aucun sens ni aucune justification. Elle appelle la censure. C’est vrai que la liberté d’expression, comme toutes les libertés, est dangereuse. Légère et court vêtue, elle porte autant de risques et de menaces que d’espoirs. Elle peut être insolente et irritante. Elle peut aller trop loin, nous fourvoyer, blesser. Il paraît néanmoins préférable de risquer l’excès et l’erreur plutôt que d’être privé d’une information choquante, mais nécessaire, d’une démonstration inattendue, mais convaincante, d’une œuvre scandaleuse, mais forte.

En ce qui concerne l’Etat, il lui revient d’interdire la diffamation, la calomnie, l’insulte et, d’une façon générale, les atteintes aux mœurs publiques. Peut-il aller beaucoup plus loin? Il n’est compétent ni en morale, ni en science, ni en art, ni en philosophie, ni en histoire. Nous avions affirmé à l’époque que l’interdiction des publications «négationnistes» menaçait à terme l’ensemble de la recherche historique. On n’a pas attendu longtemps pour voir à quel point ces craintes étaient fondées: aujourd’hui, les chercheurs français ne sont plus libres de parler de la colonisation. La correction historique exigerait d’ailleurs qu’on dise «colonialisme». En dire quelque bien que ce soit vaut le pilori.

Toute vérité est bonne à penser, mais pas toujours bonne à dire. Ainsi, la censure d’Etat peut être justifiée quand le pays est menacé par un danger immédiat. Elle doit être réduite à l’indispensable et ne durer que le temps nécessaire. A notre sentiment, le gouvernement du Danemark n’en était pas là et ne pouvait censurer les caricatures de Mahomet ou punir leurs auteurs sans se rallier implicitement à une conception islamique de la politique qui limite le rôle de l’Etat à celui de bras armé du clergé. De surcroît, le nombre, l’ampleur et la durée des réactions islamiques interdit de penser que ces quelques caricatures en ont été la cause principale: tout au plus une cause déclenchante.

La position de La Nation repose sur l’idée qu’il existe une vérité et qu’on peut en connaître quelque chose, que cette connaissance est capitale pour l’être humain et qu’on ne l’acquiert pas sans la liberté de l’intelligence et de la parole. A partir de là, le respect des personnes et des mœurs impose certaines limites, variables selon les époques.

Les limites varient aussi selon le talent. Un article bien écrit, un dessin spirituel permettent de faire passer des affirmations qui seraient inacceptables énoncées ou dessinées platement. La liberté d’expression augmente en proportion de la qualité de l’expression. Voltaire, Céline ou Soljenitsyne ont un cercle d’admirateurs infiniment plus étendu que le cercle de ceux qui partagent leur conception du monde. Un des problèmes des caricatures danoises, relevé notamment par le Canard Enchaîné, expert en la matière, c’est leur pauvreté d’inspiration et d’exécution.

La modernité a radicalisé la question de la liberté d’expression. Les uns estiment que la vérité, c’est ce qu’ils disent, quoi qu’ils disent, et que toute limitation de leur liberté d’expression est une atteinte inadmissible non seulement à leurs droits fondamentaux, mais aussi à la vérité elle-même: autant d’individus, autant de vérités également bonnes à dire! D’autres estiment à l’inverse que la Vérité est tout entière contenue dans leur idéologie – l’islamisme est une idéologie –, que les hommes n’ont qu’à s’y soumettre corps et âme, adopter les comportements qu’elle prescrit et révérer ceux qui s’expriment en son nom. Dans cette perspective, les notions de liberté de penser et, a fortiori, de liberté d’expression n’ont aucun sens. Le débat d’aujourd’hui oppose principalement ces deux visions extrêmes, ce qui en fait un débat sans issue. Pour en sortir, il faut réaffirmer simultanément, contre les idéologies de masse, la nécessaire liberté humaine et, contre l’idéologie individualiste, la nature essentiellement instrumentale de cette liberté.

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