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Où est passée l’inspiration?

Charlotte Monnier
La Nation n° 2149 22 mai 2020

A mesure que les jours, les semaines et les mois défilent, les sujets de conversation ou même d’indignation semblent souffrir d’une cruelle diminution. Et il en va de même avec l’inspiration, puisqu’on ne lit même plus les «journaux de confinement» des auteurs qu’on préfère et que l’on suivait d’habitude avec plaisir sur les réseaux sociaux. Entre piètres lamentations, populistes angoisses, systématiques discours reconnaissants envers un personnel soignant de plus en plus indifférent, ou encore vaines volontés de nous distraire de notre seule et unique condition à tous – le confinement –, autant dire qu’en trois jours nous avions fait le tour de la question. Nous nous sommes donc soit complètement déconnectée, soit curieusement tournée vers le profil Instagram de quelques chanteurs et chanteuses de variétés. C’est pour nous l’occasion de visiter ponctuellement, sans aucun voyeurisme et presque malgré nous, les plus somptueux appartements parisiens d’artistes dont on ne sera pas surpris d’apprendre que le revenu n’est pas exactement celui de l’intermittence. Ainsi nous avons entendu une interprétation sur Steinway de notre titre préféré de Bruel ou de Benjamin Biolay avec en arrière-fond une somptueuse collection de vinyles ou encore du matériel digne des plus grandes salles de concert. Mais nous l’avons dit et le répéterons: nous en voilà ravie et fort reconnaissante. Nous n’en attendions donc pas moins non plus d’un artiste déjà bien connu de nos services et qu’il convient de considérer comme l’un des plus grands acteurs de sa génération, Fabrice Lucchini. Dans un décor tout ce qu’il y de plus épuré (exception faite des apparitions plus ou moins sonores de son chien), il nous fait généreusement cadeau tous les quatre ou cinq jours d’une fable de La Fontaine. A circonstance exceptionnelle, remède exceptionnel, c’est sa première apparition sur les réseaux sociaux. Il commence donc le 22 mars avec la fable de L’Ours et l’amateur de jardin, à la connivence frappante avec l’époque que nous traversons vaillamment. Nous en prendrons ce vers pour preuve irréfutable: «La raison d’ordinaire n’habite pas longtemps chez les gens séquestrés.» S’ensuivent les jours d’après les fables du Rat et l’Eléphant, de La Parole de Socrate ou des Femmes et le Secret, qu’il introduit non seulement avec le génie qu’on lui connaît mais surtout fort à propos. Toutes résonnent à leur façon avec nos plus grandes préoccupations actuelles, et c’est le cœur léger que nous accueillons la raison qui émane de cette écriture si parfaitement classique.

Mais c’est le cœur beaucoup plus lourd que nous avons découvert la vidéo du 7 avril dernier puisqu’elle est venue rendre hommage à Jean-Laurent Cochet, disparu la nuit précédente des suites de notre ennemi à tous, à l’âge de quatre-vingt cinq ans. Pour l’occasion, celui qui est assurément le plus grand dignitaire de son enseignement choisit de commencer la fable du Lion amoureux au moyen du préambule suivant:

« Tout a été dit sur l’importance, sur l’incroyable puissance qu’il était comme professeur, comme transmetteur, comme praticien de tout le répertoire français. C’est par lui que la découverte, l’immensité du répertoire m’est apparu. […] Tout d’un coup, allant dans son cours, quelque chose (de l’ordre de) – j’exagère un peu mais – d’une illumination. Ça n’était pas sainte Thérèse d’Avila mais tout était compréhensible dès qu’il parlait. Je pense à lui constamment, c’est grâce à lui que j’ai abordé ce répertoire de La Fontaine et je l’imagine encore me dire les erreurs que je fais. Et ça fait cinquante ans que ça dure. »

Pour avoir eu l’honneur d’assister au tout dernier cours donné par Jean-Laurent Cochet aux élèves de son école éponyme au théâtre de La Pépinière à Paris, nous serions mal placée pour tempérer l’admiration que lui porte l’ancien garçon coiffeur de l’avenue Montaigne. Car si ça ne fait que trois ans que nous avons quitté les bancs de son école, il y a peu de chance pour que nous soyons libérée de son incontestable autorité dans les cinquante prochaines années. Et si nous devions très modestement le remercier une dernière fois, nous le ferions en insistant sur le rapport à l’héritage et à la tradition qu’il nous a infatigablement enseigné. «Qui veut devenir comédien n’a qu’à apprendre à prononcer une fable de La Fontaine.» Le précepte n’a jamais souffert d’aucun contradicteur. La Fontaine avait tout compris et, moyennant l’art du phrasé de Fabrice Lucchini, on le comprend même en verlan. Inutile de chercher l’inspiration dans l’actualité.

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