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Adieu à Domaine Public

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1802 19 janvier 2007
«Depuis quinze jours, La Nation a un frère, ou plutôt un concurrent. Mais les deux termes sont parfois synonymes!» C’est en ces termes que notre rédacteur en chef André Manuel saluait la création de Domaine public, bimensuel amateur et sans publicité. Il ajoutait: «Notre concurrent sera donc probablement un adversaire. Nous devons nous en réjouir, depuis le temps qu’il n’y a pratiquement plus de dialogue politique dans ce pays.»

Après quarante-trois ans de lutte, Domaine public rend les armes. Son numéro 1715 et dernier est sorti le 22 décembre 2006. La rédaction de La Nation regrette sincèrement cette disparition, pour le même motif, aggravé, qui l’avait faite saluer ce nouveau confrère. Le débat politique va s’appauvrir, déjà restreint par la pensée unique, aveuli par le politiquement correct et miné par la tendance incoercible des partis à faire primer l’émotionnel sur l’argumentatif, le court terme sur la durée et les intérêts électoraux sur le bien commun.

Domaine public apportait une réflexion argumentée, nuancée, n’hésitant pas à prendre ses distances à l’égard du parti socialiste lors même qu’il en partageait les idées fondamentales. Plus, il a maintes fois amené des propositions institutionnelles originales, je pense par exemple à la fameuse «exception légitime», dont le but était de préserver un peu de l’indépendance des pays membres de l’AELE face à l’Union européenne dans le cadre de l’EEE (1); ou à la proposition de «traité sur les concordats» visant à mettre un peu d’ordre dans le lacis des accords intercantonaux (2).

Domaine public a passé au statut d’hebdomadaire en 1971, au moment où le quotidien socialiste Le Peuple-La Sentinelle disparaissait.

En 1985, lors de notre séminaire de janvier consacré aux problèmes de la presse, nous avions invité M. Laurent Bonnard, son rédacteur en chef de l’époque. Il nous avait exposé les problèmes propres à la presse d’opinion: l’exiguïté du marché, le manque d’intérêt de la part des distributeurs, l’impossibilité de bénéficier d’une aide directe de l’Etat sans perdre sa liberté. M. Bolomey, rédacteur en chef de La Nation, traitait après lui du même sujet et le moins qu’on puisse dire est que ces messieurs n’avaient pas dit des choses très différentes. Ces problèmes n’ont pas diminué et ont fini par acculer Domaine public.

Le lectorat (trois mille abonnés il y a vingt ans) s’est érodé au cours des années pour atteindre mille sept cents. Ayant fixé à deux mille abonnés la limite à partir de laquelle l’entreprise était déficitaire, la dernière assemblée générale a décidé d’arrêter de publier Domaine public sur le papier.

Il n’est pas exclu aussi que la nécessité, découlant du passage à l’hebdomadaire, de professionnaliser le poste de rédacteur en chef ait contribué à couler ses finances. A la réflexion, nous admirons même que Domaine public ait pu équilibrer ses finances si longtemps avec de telles charges.

Enfin, l’hebdomadaire socialiste n’a pas réussi à intégrer de nouvelles générations dans son équipe rédactionnelle. Le départ l’année passée de deux nouveaux, MM. Cherix et Nordmann, a marqué cet échec d’une façon (inutilement) tonitruante.

Un rapide survol nous a montré que l’année écoulée, La Nation a mentionné quatre fois Domaine public. Combien de mentions dans la grande presse, à part celle de son décès? Les journaux d’opinion ont quelques motifs de se plaindre de l’attitude de la grande presse à leur égard. Certes, plusieurs de nos principaux journaux ont consacré des articles plutôt bienveillants aux septante- cinq ans de La Nation. Nous y reviendrons dans quelques numéros. Mais c’est un fait qu’on ne voit à peu près jamais un journaliste de la grande presse – qui se veut elle aussi, pour une part, une presse de réflexion – reprendre l’article d’un journal d’opinion pour le contester ou l’approuver sur le fond, entrer dans le débat, je veux dire: vraiment débattre. De même pour les revues de presse à la radio ou à la télévision. Nous éprouvons le sentiment de ne pas exister pour eux. Pourquoi ce silence? Mépris des professionnels pour les amateurs? Jalousie au contraire à l’égard de leur indépendance? Tirage trop réduit pour susciter l’intérêt? Peut-être aussi que la grande presse constitue un monde plus fermé qu’elle voudrait le faire croire, ou qu’elle ne le croit elle-même…

La Nation et Domaine public étaient un peu moins symétriques qu’on les présentait. Domaine public était romand alors que La Nation, même lue au-delà des frontières vaudoises, est explicitement vaudoise. Si Domaine public était un journal d’opinion autonome, La Nation a un centre en dehors d’elle-même, étant l’un des organes du Mouvement de la Renaissance vaudoise, qui coiffe également la Ligue vaudoise, les Cahiers de la Renaissance vaudoise, les Entretiens du mercredi, les Marches du Pays, et s’engage régulièrement dans des campagnes de vote sur les plans cantonal et fédéral. Et le Mouvement lui-même gravite autour d’un centre plus important, qui est le Pays de Vaud. La Nation n’est pas tant un journal d’opinion qu’un instrument politique défendant la réalité vaudoise sur le plan des idées.

Les ressemblances? Nous avions en commun une certaine confiance dans le débat d’idées, une volonté identique de ne pas (trop) se payer de mots et de suivre la ligne éditoriale avec rigueur. Une semblable austérité graphique (tout de même plus affinée chez Domaine public) exprimait cette volonté d’une façon provocante (économique aussi, disons-le!).

La ressemblance la plus significative était sans doute un commun souci des questions institutionnelles, c’est-à-dire des problèmes de pouvoir à long terme. Domaine Public fut le seul organe de gauche à faire preuve d’un fédéralisme énergique et pouvait sur ce point être donné en exemple à pas mal de feuilles partisanes «de droite».

Mais il est arrivé ces derniers temps que son fédéralisme ait été pris en défaut. En particulier, nous n’avons pas digéré le soutien apporté le 21 mai 2006 à l’Ecole fédérale. Après avoir tourné autour du pot durant des mois, et dûment énuméré tous les dangers de cette centralisation, Domaine public avait fini, sans vraiment l’expliquer, par s’aligner sur l’illusion centralisatrice. Cet alignement est peut-être aussi une explication.

Nous exprimons une réelle gratitude à l’équipe actuelle et aux collaborateurs anciens pour tout ce qu’ils ont apporté à la réflexion politique de ce pays. Une reconnaissance particulière envers celui qui fut l’âme du journal, M. André Gavillet, et un petit signe à M. Charles F. Pochon (cfp), qui fut du premier numéro. M. Pochon, qui tint toutes ces années une rubrique informelle consacrée à la presse suisse alémanique, nous fait régulièrement parvenir, de Berne, ses réactions critiques à la lecture de La Nation.

Une lettre envoyée à tous ses lecteurs annonce que, dès mars prochain, Domaine public continuera sur le web. Son site www.domainepublic.ch sera gratuit et renouvelé plusieurs fois par semaine. Il devient donc un concurrent virtuel de Commentaires.com de M. Philippe Barraud. On ira voir et on vous dira.


NOTES:

1) «L’exception légitime», O. Delacrétaz, La Nation N° 1387 du 23 février 1991.

2) «Comment améliorer la collaboration entre les cantons?», J.-F. Cavin, La Nation N°1607 du 30 juillet 1999.

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
  • † Le pasteur François Forel – Jean-Pierre Tuscher
  • L’effondrement d’un sceptique – La page littéraire, Jacques Perrin
  • Eloge de la lenteur (citation) – La page littéraire, Jean-François Manier
  • Pas de complaisance pour Pinochet – Nicolas de Araujo
  • Ecole publique: quelle démocratisation? – Revue de presse, Philippe Ramelet
  • Le flop c’est top! – Revue de presse, Philippe Ramelet
  • L'éthique et ses incohérences – Revue de presse, Ernest Jomini
  • L’économie suisse entre l’Axe et les Alliés – Philibert Muret
  • Un droit de référendum légitime pour les communes – Olivier Klunge
  • Vivent les petits pays! – Julien Le Fort
  • L’exaspérante odeur du changement – Le Coin du Ronchon