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L’exemple d’Ana-Lucia

Jacques Perrin
La Nation n° 1817 17 août 2007
Appelons-la Ana-Lucia. Il y a deux ans et demi, elle arrive sur la Côte en provenance de Cuba. Elle ne sait pas un mot de français. Les notes obtenues dans son pays lui permettent d’intégrer une classe de huitième baccalauréat. Lors de son premier jour d’école, elle s’assied face au maître, le dos bien droit, les mains posées à plat sur la table, comme les petits élèves vaudois… dans les années cinquante. De ses origines andines, elle conserve une longue chevelure lisse d’un noir parfait. Son regard intense, noir aussi, exprime l’attention soutenue. Elle fronce les sourcils en signe de concentration. C’est une grande fille svelte qui ne déparerait pas une équipe de volley-ball de son pays d’origine.

Le maître de classe a désigné un élève hispanophone pour l’aider à comprendre ce qui se passe. Au bout d’une semaine, l’adolescent en révolte, préoccupé de lui-même, n’a pas la force d’accomplir sa mission. Ana-Lucia se passe de lui. Au bout de quelques mois, elle comprend et parle convenablement le français; il est possible de converser avec elle. Ana-Lucia travaille parfois jusqu’à une heure du matin parce que, dit-elle, elle n’a jamais fini d’apprendre. Elle progresse avec régularité sans se laisser contaminer par la «décontraction» ambiante.

Ana-Lucia vient d’obtenir son certificat avec d’excellents résultats. C’est une vraie «littéraire» qui s’intéresse à l’histoire, aux langues, à la réflexion, à la discussion. La conférence des maîtres lui décerne un prix pour couronner sa réussite et récompenser son attitude qui sort de l’ordinaire. Elle est d’une extrême politesse et ne se laisse jamais distraire. La discipline lui est comme naturelle, elle se l’impose à elle-même non seulement à cause de la nécessité de s’adapter à un nouveau pays, mais par intérêt pour l’étude.

Ce qui frappe surtout, c’est que deux ans et demi d’apprentissage ont suffi à Ana-Lucia pour parler et écrire en français mieux que deux tiers des élèves francophones d’une classe de prégymnasiale. En plus, elle a rattrapé son retard en allemand. Elle en sait davantage que beaucoup de ses condisciples qui étudient la langue de Goethe depuis cinq ans!

Et Ana-Lucia n’est pas ce qu’on appelait autrefois une surdouée. Elle n’appartient pas aux HPI (élèves à haut potentiel intellectuel), de plus en plus nombreux paraît-il, capricieux et maussades, que leurs parents envoient dans des écoles spéciales. Ana-Lucia ne mange pas de ce pain-là. Elle ne fait pas semblant d’apprendre. Elle se sert des qualités qu’elle a, l’intelligence et l’ardeur au travail, contrairement à de nombreux élèves vaudois dont les maîtres, impuissants à susciter en eux l’énergie de se mettre au boulot, disent qu’ils ont des capacités mais ne les utilisent pas. Leurs résultats ne semblent pas à la hauteur d’une fabuleuse intelligence… Il vaudrait mieux constater que des capacités qui ne produisent rien n’existent pas, mais ce serait trop cruel… Dans l’école vaudoise d’aujourd’hui, toute vérité n’est pas bonne à dire…

Les autorités pédagogiques vaudoises invitent souvent les maîtres à «se remettre en question». Chiche! La réussite insolente d’Ana-Lucia en fournit l’occasion. Le soussigné veut bien s’adresser à lui-même quelques «justes critiques». Il reconnaît que le niveau de ses élèves en français (on ne parle pas de l’allemand!) n’est pas très satisfaisant, et pourtant beaucoup d’entre eux sont «vifs», «sympas», «gentils». Il n’a pas eu affaire à des sauvages, mais à des enfants sélectionnés (le vilain mot!) pour faire des études longues au terme d’un cycle de deux ans d’«observation» et de «tests».

Bien qu’il reconnaisse ses torts, le soussigné n’entend pas démissionner en guise de pénitence. Le cas d’Ana-Lucia révèle par contraste les faiblesses de l’institution et l’impéritie de ses chefs successifs, la léthargie de certains enfants, la suffisance de quelques parents, l’ineptie des méthodes recommandées. Nous ne pouvons pas dire que nous ne sommes pas alertés. Les résultats médiocres des gymnasiens vaudois à l’EPFL, en médecine et en HEC démontrent que l’école vaudoise touche le fond.

Comment Ana-Lucia s’est-elle extraite de la médiocrité? Immigrante, ignorant le français, issue d’une famille recomposée, elle faisait figure de victime idéale. Une escadrille de psychologues et de travailleurs sociaux aurait dû fondre sur elle. Elle n’en a eu nul besoin. Les «problèmes de l’adolescence» ne l’ont pas submergée. La nécessité de s’intégrer l’a certes forcée à se dépasser, mais ce ne fut pas facile. Il lui est arrivé de regretter son île où elle passait ses loisirs à discuter sur la plage avec des amis jusqu’au coucher du soleil. Elle a déploré la froideur de ses camarades qui ne lui disaient pas bonjour en la croisant dans la rue. Elle n’a pas aimé la tension artificielle qui semble selon elle tourmenter les Suisses alors que les Cubains sont plus disponibles. Elle s’est mise aussi à l’ordinateur, au téléphone portable et à la lecture des mangas. Elle était parfaitement «moderne», mais sa formation antérieure, centrée sur l’écrit et les rapports interpersonnels, l’empêchait, comme elle disait elle-même, de surestimer les machines et les divertissements à la mode. Elle a eu confiance dans ses professeurs qu’elle trouvait meilleurs que les enseignants cubains, eux-mêmes très jeunes, peu expérimentés, mal formés et mal payés. Elle a fait son travail sans se demander sans cesse si c’était vraiment utile, si apprendre l’amusait, si l’ennui la menaçait, si elle «s’épanouissait», si à l’heure d’internet il était encore nécessaire de connaître Shakespeare (qu’elle lisait en trois langues, ayant acquis une jolie édition anglais-espagnol en plus de la traduction française recommandée!). Elle a cru au savoir qu’on essayait de lui transmettre. Elle n’a jamais triché, même en mathématiques où elle était moins à l’aise. Elle ne pensait pas comme certains enfants et parents d’ici que la tricherie est un moyen comme un autre d’acquérir un diplôme à moindres frais. Elle ne montrait pas ce cynisme mou qu’il est de bon ton d’afficher sous nos climats.

Ana-Lucia a impressionné ses maîtres et ses condisciples (qui d’abord la jalousèrent puis l’admirèrent) non par son intelligence mais par ses qualités de coeur. Sa rigueur et son attention étaient grandes, son humilité et sa bonne humeur l’étaient plus encore. Elle se réjouissait de ses bons résultats; les moins bons lui donnaient l’occasion de s’améliorer.

Le maître moyen (le soussigné par exemple) a beau être prévenu contre les réformes de l’école vaudoise, il a tendance à s’adapter à la situation. Pour éviter les ennuis, il se conforme à ce que l’autorité et le public attendent de lui. Même contre son gré, il suit la pente descendante, la plus facile; il a aussi besoin de temps à autre d’un choc. Ana-Lucia a réveillé l’auteur de ces lignes, non d’un «sommeil dogmatique», mais de l’acceptation, frisant la complaisance, de la réalité scolaire.

EVM voulait mettre l’élève au centre afin qu’il apprenne mieux, sans préciser d’ailleurs trop nettement ce qu’il devait apprendre. Une élève désavantagée par de prétendus handicaps nous arrive d’une dictature du tiers monde où elle a reçu un enseignement pour le moins traditionnel, et par comparaison l’on s’aperçoit que les écoliers vaudois n’apprennent pas à lire, à écrire et à compter aussi bien qu’ils le pourraient. EVM, loin d’atteindre ses objectifs, a accentué certains défauts que la réforme prétendait guérir. Les problèmes d’orientation et de sélection sont devenus si lancinants qu’on trouve difficilement des maîtres de classe dans le cycle de 5 et 6e. On préférerait supprimer les trois voies plutôt que de faire face aux mécontentement des parents dont les rejetons ne sont pas admis en baccalauréat. Alors qu’on voulait supprimer les notes et qu’on interdit les moyennes générales, l’obsession du demi-point qui manque n’a jamais été aussi forte. D’années en années, les discussions épicières de fin d’année s’allongent quand il s’agit de promotions conditionnelles ou exceptionnelles. De guerre lasse, les conférences des maîtres accordent ces demi-points. Les échecs sont remis à plus tard, quand les élèves seront majeurs. Alors ils feront vraiment mal. L’obtention de diplômes est plus que jamais l’alpha et l’oméga de l’école, au détriment des contenus.

On ne peut attribuer aux seuls individus la paternité de cette dérive. Les courants d’idées qui agitent la société et l’état des moeurs expliquent beaucoup de choses. La devise de la cour d’Angleterre (never explain, never complain) est renversée: poser en victime, accuser, trouver des prétextes à chicane sont les figures morales imposées.

L’exemple d’Ana-Lucia montre que la résistance aux modes engendre la réussite.

Dans le roman de Ramuz la Beauté sur la Terre, une jeune Cubaine, Juliette, bouleverse le quotidien de villageois vaudois. Et si Ana-Lucia, dans une tonalité moins tragique, répétait cet exploit?

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Au sommaire de cette même édition de La Nation:
  • Le «plan B» – Editorial, Olivier Delacrétaz
  • A propos de la fusion des communes – On nous écrit, Philippe Rochat
  • La Suisse romande a-t-elle jamais existé? – Jean-François Poudret
  • Au Grutli en 2008 – Revue de presse, Ernest Jomini
  • Les fusions ne sont pas la panacée – Revue de presse, Ernest Jomini
  • Le pays réel au défi de la démocratie – Pierre-François Vulliemin
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