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Une mosaïque d'historiens

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1746 26 novembre 2004
Il y a environ une année, l’Atelier H publiait «Ego-histoires - Ecrire l’histoire en Suisse romande». Nous nous étions promis d’en parler à nos lecteurs. L’heure est plus que venue de tenir cette promesse.

Les éditeurs (1), eux-mêmes historiens, ont demandé à une soixantaine de leurs collègues d’appliquer à eux-mêmes leurs méthodes d’analyse et d’examiner ce qui, dans leur enfance ou leur jeunesse, les avait conduits à choisir cette voie. On voit bien la pointe, quelque peu provocante: contraindre un historien à plonger en soi-même tout en conservant la distance professionnelle, à déterminer la portée objective de ses sentiments personnels les plus intimes, à être à la fois le témoin et le juge du témoignage. Une vingtaine ont répondu, sept Vaudois, autant de Genevois, trois Neuchâtelois, un Jurassien... et zéro Valaisan. Aucun historien de l’Antiquité n’est entré dans le jeu.

Contributions fort diverses, que nous n’allons pas présenter à la suite. Tel se voue à la micro-histoire, comme André Bandelier, qui affirme qu’elle comble son «idéal d’une histoire au ras du sol». D’autres préfèrent les grandes synthèses, Alfred Berchtold ou Jean-François Bergier. Des chronologiques et des thématiques, des médiévistes, des modernistes et des contemporains. Des régionaux et des historiens des civilisations, des libéraux et des communistes, des académiques et des originaux.

Autant d’historiens, autant d’origines à leur passion. Louis Binz invoque le «goût du passé» qui lui vient de sa mère italienne et de ses chansons à fond historique. Bergier invoque sa solitude d’enfant unique qui le pousse à écrire et à décider à treize ans qu’il serait historien. Plusieurs sont mus par des motifs idéologiques, par antifascisme, comme Claude Cantini, seul autodidacte des vingt, ou par féminisme, comme Martine Chaponnière. Maurice Evard vient à l’histoire par amour pour sa terre. Il cite son père: «Ici sous tes pas, mon fils, c’est la terre de tes ancêtres, ceux qui ont fait que tu existes.» Geneviève Heller prend le détour de l’art et de l’histoire de l’art pour arriver à sa fameuse thèse «Propre en ordre». Lucienne Hubler, «rat de bibliothèque qui aime sortir de son trou», sarcastique et passionnée à froid, attribue ses premières tendances d’historienne à la lecture de romans historiques. André Bandelier n’hésite pas à attribuer sa vocation à un «déterminisme familial» qualifié d’«absolu». Jean-Pierre Jelmini s’est passionné pour l’histoire de Neuchâtel parce qu’italien et catholique ayant passé son enfance à Travers, il voulait trouver - ou se forger - son identité. Une anecdote met en lumière le résultat de cette quête. Disputant d’un point délicat d’histoire cantonale avec deux collègues de pure souche neuchâteloise, Jelmini s’entend dire: «Finalement, toi, qu’est-ce que tu es ici? Rien!». «Etrangement, je ressentis davantage cette apostrophe comme libératoire que comme blessante, commente-t-il. (...) mon terrible besoin d’intégration à ce Pays de Neuchâtel n’avait strictement jamais pris la forme d’une quelconque envie d’assimilation à sa bonne société». La leçon est double: s’il faut connaître son pays, c’est d’abord pour le faire sien et ensuite pour se connaître soi-même.

Beaucoup d’auteurs ont des «idées politiques», généralement de gauche, comme Hans-Ulrich Jost et Pierre Jeanneret, petit-fils de Jeanneret-Minkine. D’autres, comme Rémy Scheurer, ont passé de l’antimilitarisme de gauche au libéralisme. Jean-François Poudret prend une position clairement vaudoise et affirme que la recherche historique doit s’insérer dans un cadre «qui lui donne un sens et une résonance concrète», en l’occurrence le Pays de Vaud. André Lasserre, qui fut conseiller communal et député au Grand Conseil, tire d’intéressantes leçons d’histoire de son activité politique. Elle lui a permis de connaître l’opacité de l’Etat, le poids des précédents dans l’administration, l’importance des intentions dans le discours et l’expérience concrète de la diversité. Inversement, la connaissance de l’histoire donne au politicien un certain sens du relatif, que certains lui reprochent comme une marque de scepticisme.

Beaucoup de citations des grands historiens, dont nous laissons la découverte aux futurs lecteurs d’«Ego-histoire». Beaucoup de réflexions aussi, qu’on aimerait voir prolongées, sur les cadres de la recherche, sur la psychologie de l’historien, sur ses méthodes. Ainsi des relations que Jean-François Poudret évoque entre l’objectivité et l’imagination. Pierre Jeanneret insiste sur ce travers irrésistible, partagé par tout un chacun, de discerner une logique et une harmonie dans sa vie passée, sans voir qu’il s’agit d’une «illusoire, artificielle reconstitution»... ce qui ne l’empêche pas de tenter l’expérience. La contribution d’André Lasserre fourmille de notes intéressantes. Citons au hasard, ou presque: «Le passé ne devrait pas trop se prolonger dans le présent, au risque de paralyser les acteurs d’aujourd’hui (...) La recherche historique devrait rétablir au contraire les distances entre hier et aujourd’hui. Elle ne voile pas le passé, mais signale les changements dus au temps, à l’évolution. La commission indépendante d’experts a-t-elle suffisamment tenu compte de cette règle? N’a-t-elle pas trop jugé les acteurs des années 1930 à 1950 à l’aune de nos crédos actuels, sans chercher à mesure l’impact des circonstances du moment?» M. Bergier, très officiel, répond indirectement dans sa propre contribution qu’il est «persuadé que le meilleur service que nous avons pu rendre aux Suisses, c’est de leur montrer une réalité sans complaisance.» En fait il y eut beaucoup de complaisances, dans ce Rapport, simplement elles ne furent pas pour la Suisse.

Sur un point, tous ces historiens se ressemblent. Ils éprouvent un plaisir manifeste, parfois une véritable émotion, à saluer ceux qui les ont inspirés dans leur choix et dans leurs méthodes. Pour les uns, c’est Fernand Braudel, pour d’autres un directeur de thèse, un instituteur, un grand-père passionné. Jean- François Poudret évoque Philippe Meylan et surtout Marcel Regamey, cité également par Lucienne Hubler, Jean- François Bergier et, sous forme d’une pointe à l’égard de la Ligue vaudoise actuelle, par André Lasserre. Manifestement, aucun de ces auteurs ne sent amoindri par la reconnaissance du fait qu’il n’est qu’un maillon dans une chaîne: il y a une humilité consubstantielle à la recherche historique.

La recherche historique connaît elle aussi des modes. Cette publication, ainsi que le juge le préfacier Pierre Nora, marque à sa façon le retour du «sujet» après la vogue des approches idéologiques expliquant les événements historiques par des mouvements de masse desquels la personne douée de jugement, de liberté et de volonté avait été à peu près évacuée. Elle annonce aussi, en même temps, le retour en grâce des dates et des événements.


NOTES:

1) Stéphanie Lachat, Alain Cortat, Pierre-Yves Donzé, Gilles Forster, Clément Jeanguenat.

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