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Hitler et les neutres: la Suisse innocentée

Jean-Philippe Chenaux
La Nation n° 1849 7 novembre 2008
La scène se passe à Berne le 10 décembre 1999. Jean-Pierre Bergier, président de la Commission Indépendante d’Experts Suisse – Seconde Guerre mondiale (CIE), présente à la presse la première édition du rapport sur La Suisse et les réfugiés à l’époque du national- socialisme, avec sa petite phrase conclusive parfaitement infamante pour notre pays et ses autorités de l’époque: «En créant des obstacles supplémentaires à la frontière [en août 1942], les autorités suisses ont contribué – intentionnellement ou non – à ce que le régime national-socialiste atteigne ses objectifs». On passe aux questions. Pourquoi, s’enquiert un journaliste, les auteurs du rapport ont-ils presque entièrement gommé le contexte international de l’époque et renoncé à toute comparaison avec le comportement des autres Etats neutres? Une telle comparaison, répond Bergier, n’aurait pas été à l’avantage de la Suisse! «Vraiment?», ironise alors le journaliste de service dans la «Feuille jaune» du Centre Patronal (1).

Ce premier rapport sur les réfugiés, publié en quatre langues, contient des lacunes et des erreurs de fait que des chercheurs indépendants comme le Genevois Henry Spira ont immédiatement décelées et signalées à la CIE. Celle-ci remet donc l’ouvrage sur le métier. En 2001, une seconde édition, «revue et corrigée», voit le jour; elle ne paraît cette fois qu’en allemand; le président de la Commission invoquera des raisons pécuniaires pour excuser l’absence d’une édition française, comme si les 22 millions de francs mis à la disposition de la Commission n’étaient pas suffisants pour assurer une traduction! Le contexte européen et mondial de l’époque, lui, demeure occulté et on chercherait toujours en vain une comparaison avec le comportement des autres Etats neutres.

Croyant peut-être réparer cette lacune, le Rapport final publié en 2002 consacre à la question en tout et pour tout quatre pages dans son chapitre traitant des réfugiés et de la politique d’asile. Les quelques lignes concernant les Etats-Unis et la Suède constituent un monument de désinformation; c’est ce que relève, preuves à l’appui, le Cahier de la Renaissance vaudoise (2) consacré à ce thème, critiquant par ailleurs l’ensemble du Rapport final pour sa «vision biaisée et idéologisée de la réalité, très en deçà de ce que l’on est en droit d’attendre d’historiens dignes de ce nom».

C’est un historien américain, Herbert Reginbogin, qui s’est finalement attelé à l’étude de la neutralité suisse dans une perspective comparatiste. Laissant de côté l’Irlande, il s’est focalisé sur les Etats-Unis, pays neutre jusqu’en 1941, l’Espagne, le Portugal, la Suède, la Turquie et un pays vaincu mais non occupé, la France de Vichy. A l’issue d’une enquête approfondie, s’appuyant notamment sur des documents américains déclassifiés, il conclut que la Suisse est à coup sûr le pays neutre qui a le mieux préservé sa position et agi le plus conformément au droit des gens. Son livre, Guerre et neutralité – Hitler et les neutres (3), traduit en français par Jean-Jacques Langendorf et édité avec l’appui du Groupe de travail histoire vécue, constitue un réquisitoire implacable contre le Rapport Bergier et l’effrayant déséquilibre dans le traitement des neutres par les Alliés au lendemain de la guerre. La Suède n’est-elle pas régulièrement présentée comme le modèle dont la Suisse aurait dû s’inspirer? Sa neutralité est pourtant celle qui a permis aux troupes allemandes de transiter massivement par son territoire et d’y installer des dépôts, à la Kriegsmarine d’utiliser les ports du pays, à la Luftwaffe les aérodromes, sans oublier les livraisons massives de roulements à billes et de minerai de fer, indispensables à l’industrie de guerre allemande.

La préparation militaire de la Suisse, de l’emprunt pour la défense nationale à l’organisation du Réduit, avec la menace d’une destruction de l’axe de transit nord-sud en cas d’attaque, constitua pour les puissances de l’Axe un facteur dissuasif non négligeable. Aucun autre pays neutre d’Europe n’a témoigné d’une telle volonté d’en découdre avec un envahisseur potentiel. La Suède avait une armée bien équipée, mais préféra la laisser dans les casernes afin de contribuer au maintien de la paix. L’armée espagnole devait plutôt être utilisée pour soutenir le IIIe Reich, mais Franco se contenta finalement d’envoyer la division Azul combattre sur le front de l’Est. Le Portugal ne donnait pas précisément l’impression d’un pays prêt à se défendre. Quant à la Turquie, elle ne s’est jamais trouvée dans la situation de devoir démontrer les capacités d’intervention de son important contingent de plus d’un million d’hommes.

La Suisse, insiste Reginbogin, est «l’unique pays parmi les neutres dont on peut affirmer à bon droit qu’il a été effectivement toujours prêt à défendre, dans tous les domaines, sa longue tradition de neutralité». Lorsqu’on lui reproche d’avoir effectué des transactions sur l’or et les devises avec l’Allemagne, on omet de signaler que les Etats-Unis avaient bloqué illégalement, en juin 1941, les réserves suisses, et que des entreprises américaines et britanniques, ainsi que des banques et leurs filiales en France, ont contribué, par d’importants investissements, à l’instauration de l’Ordre nouveau en Europe. De surcroît, des banques américaines ont soutenu, même aux Etats-Unis, divers projets financiers des Allemands, en violation de leurs propres lois. Quant au reproche adressé par Washington d’avoir commercé avec de l’or sans tenir compte de son origine, il concerne en réalité tous les neutres, y compris les Etats-Unis, où l’habitude d’accepter du métal jaune sans se soucier de sa provenance était solidement ancrée. Au reste, l’existence d’une place financière repose d’abord sur l’achat et la vente d’or et de devises. La Suisse aurait-elle dû, comme certains moralistes semblent l’exiger, tout simplement fermer sa place financière et compromettre ainsi un approvisionnement indispensable à la survie du pays?

Les livraisons suisses de matériel de guerre à l’Allemagne? L’industrie d’armement allemande aurait pu s’en passer; en revanche, l’exportation de chromite par la Turquie, de tungstène par l’Espagne et le Portugal, de roulements à billes et de minerai de fer par la Suède lui était indispensable. Un arrêt ou une réduction importante de ces livraisons aurait contraint le IIIe Reich, de l’aveu même de son ministre de l’armement, à mettre beaucoup plus rapidement un terme à la guerre.

La Suisse profiteuse de guerre? Etant donné les bénéfices considérables réalisés par les autres neutres, mais aussi par les filiales des entreprises américaines, ce grief est absurde. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que les échanges commerciaux avec les puissances de l’Axe ont incité les entreprises suisses à résoudre les problèmes qui se posaient à elles à l’aide de solutions innovatrices, qui engendrèrent à leur tour des processus inédits de production et d’organisation ainsi que le développement de nouveaux produits. «Ces facteurs, liés à l’existence d’unités de production intactes et à une forte présence sur le marché allemand, placèrent indiscutablement l’économie suisse dans une position privilégiée après la guerre».

Le reproche adressé à la Suisse d’avoir été au courant de l’existence des camps d’extermination lorsqu’elle décida de fermer ses frontières? On ne trouvera ici probablement jamais de réponse satisfaisant chacun. Toutefois, constate Reginbogin, «les pays qui étaient au courant des exterminations en Allemagne, mais qui n’entreprirent rien, tolérant de ce fait d’indicibles souffrances, devraient au moins reconnaître que la Suisse a accueilli des centaines de milliers de personnes et leur a offert un abri sûr». Dans les Conditions de la survie, nous avons montré comment le Rapport final de la CIE brouillait les pistes à propos du nombre exact de réfugiés accueillis aux Etats- Unis de 1939 à 1945, dans le même temps où il s’efforçait de réduire celui des réfugiés accueillis en Suisse. L’historien américain constate que la Commission Bergier a procédé de même à propos de l’Espagne: elle a retenu le chiffre d’environ cent mille réfugiés ayant transité par son territoire, alors que l’expert faisant autorité en la matière mentionne un chiffre de 20 à 30000 seulement. «Voulait-on montrer en exemple à la Suisse un Etat dictatorial?», s’interroge Reginbogin.

L’auteur de Guerre et neutralité est donc fondé à conclure que «la Suisse n’était pas un pays de coupables comme le laisse entendre la Commission Bergier». Du même coup, il montre l’inanité de l’assertion selon laquelle une comparaison avec l’étranger n’aurait pas été à l’avantage de la Suisse.

D’autres révélations sur les manipulations de la Commission Bergier devraient intervenir au seuil de l’année prochaine. Comme celles de Reginbogin, de son compatriote Halbrook, du Français Charguéraud, de Marguerat, de Langendorf et de quelques autres, elles devraient contribuer à cette réflexion sereine, «indispensable à l’objectivité historique et à l’honneur du pays», que l’historien et ancien président de la Confédération Georges- André Chevallaz appelait de ses voeux dans une lettre d’avril 2002.


NOTES:

1) JPC, «Rapport Bergier: des faits connus et une conclusion inadéquate», Service d’information de la Fédération patronale vaudoise, 14 décembre 1999.

2) La Suisse, la 2e Guerre mondiale et la crise des années 90 – Les conditions de la survie, CRV No CXL, 2002.

3) Cabédita, coll. Archives vivantes, Yenssur- Morges, 2008.

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