Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Les bonheurs négatifs

Lars KlawonnLa page littéraire
La Nation n° 1886 9 avril 2010
Explorer le changement des mentalités et des moeurs à travers le XXe siècle, telle est l’ambition de La Grande Intrigue de François Taillandier. Entamée en 2005 avec Option paradis, suivie de Telling paru en 2006, cette oeuvre pentalogique de grande ampleur en est à son troisième volet, intitulé Il n’y a personne dans les tombes1.

L’écrivain travaille actuellement aux deux derniers volumes. La construction narrative rappelle davantage le feuilleton et la série télévisée que l’épopée, la fresque ou la saga. Le temps du récit n’est pas chronologique. A chaque chapitre, on passe d’un personnage à l’autre, d’un milieu à l’autre, d’une époque à l’autre. Il y a un grand entrecroisement d’histoires et de générations.

Les deux personnages principaux, Louise et Nicolas, forment un couple moderne: aisés, indépendants, émancipés, sexuellement libérés et divorcés, comme il se doit. Lui est architecte; elle travaille dans l’immobilier. Ils appartiennent à une riche famille bourgeoise industrielle et sont cousins. Ce lien de parenté ne les empêche nullement d’avoir des relations sexuelles. C’est que désormais le charnel fait loi. Il prime les liens de filiation et les fondements génétiques de la famille traditionnelle. Par exemple, pour certains, faire de l’inceste une infraction pénale est une aberration, une limite intolérable et réactionnaire au sacro-saint principe de plaisir. La libération sexuelle se résume à une machinerie orgasmique où l’exhibition de sa jouissance narcissique se revendique comme sans limite et sans tabou. Louise se laisse prendre en photo, posant nue dans les ruines de l’ancienne usine familiale. On est dans le délire mental…

Au début d’Option Paradis, ce couple étrange à l’instar des couples modernes, lié par une complicité d’enfance, se rend dans la maison de leurs aïeux, située à Verney-sur-Arre, gros bourg dans l’Yonne, inventé de toutes pièces par l’auteur. Inventé certes, mais représentatif d’une certaine province française. Ce bourg désert s’est de plus en plus vidé de ses habitants actifs dès les années huitante, après la faillite des entreprises familiales, la construction des autoroutes et le passage du TGV. A ce portrait de bourg désaffecté, où des sociétés étrangères achètent maisons, propriétés, forêts sans qu’on sache précisément qui en dirige les capitaux, l’écrivain ajoute celui de la transformation des villages traditionnels en zones résidentielles urbanisées. Démolition de vieux bâtiments d’artisans et de métiers, construction des lotissements, des supermarchés et des parkings dont la laideur ne finit pas de rivaliser avec l’utilité. Etablissement d’une nouvelle population: des cadres urbains à deux voitures par foyer, exigeant des crèches, des zones de loisirs culturels et sportifs, des bancs publics, des poubelles, des jeux pour enfants, des ralentisseurs, des parcs, des centres anciens pittoresques, des terrains de tennis et de golf, etc. «La population de type néo existe partout, et partout elle a tous les droits. A l’échelle mondiale, la population néo va où elle veut, quand elle veut, dans des hôtels et des équipements touristiques (à commencer par les monuments et sites naturels) aménagés à son intention, et il n’est pas question d’y trouver à redire. Il lui faut ses piscines, il lui faut sa crème à bronzer. Il lui faut ses karaokés, il lui faut ses pistes de ski. Il lui faut ses boîtes, il lui faut ses avions, il lui faut ses pizzas et ses plages surveillées.»

Le couple étrange ne se rend pas dans la maison de leurs aïeux, où ils ont vécu des réunions de famille et passé des jours de vacances, pour partager le souvenir de leur enfance. Au contraire, il cherche à expérimenter «le sentiment érotique de leur nudité» sous les yeux des gens de la famille dont les portraits sont accrochés au mur de la chambre de la grand-mère. Leur démarche est une ultime tentative de subversion, une sorte de dernier bras d’honneur au passé. Les nouvelles générations veulent s’en débarrasser. Le passé les empêche de vivre, disent-ils. Mais le passé est là. «Les morts sont là.» A travers les portraits d’une multitude de personnages et de leurs histoires, Taillandier montre comment le passé surgit dans le présent, comment les morts vivent dans nos mémoires et dans nos paroles et comment ils nous adressent les signes de leur existence.

Pourquoi le couple a-t-il ce besoin de se livrer à son seul désir dans cette maison familiale abandonnée? Il s’agit pour eux de déconstruire le monde, de profaner le passé; il s’agit pour eux de le déconnecter du monde réel, de le rendre inopérant afin de pouvoir vivre pleinement le bonheur libre, le bonheur sans attache, et sans engagement, où les plaisirs avides et pulsionnels des corps triomphent sur toute autre chose. C’est pour eux un besoin vital, une condition sine qua non à leur bonheur, le passé étant une entrave à leur liberté personnelle.

La relation de ce couple se situant dans le temps présent constitue le pivot de La Grande Intrigue à partir duquel le récit s’élargit, remonte le temps, relate l’histoire de la famille par morceaux, par bribes, tout en revenant continuellement au temps présent. Taillandier n’avance pas, il creuse. C’est une descente progressive au fond du sujet. Chaque nouveau chapitre apporte une pierre à la mosaïque humaine et temporelle. Il y a, d’une part, le monde présent, permissif à souhait, avec ses perversités croissantes telles que ses pratiques sexuelles libérées, ses confidences voyeuristes de la télé-réalité, son refus des croyances et des mystères, ses délires freudiens, ses obsessions de consommation, de confort, de loisirs; et, d’autre part, il y a le monde d’avant, la société patriarcale, hiérarchisée qui donnait la règle et qui permettait ainsi indirectement la transgression. Ce monde d’avant avec ses non-dits, ses secrets de famille, ses mariages forcés. L’histoire de Pauline, par exemple. Au début des années vingt, la jeune femme de dix-huit ans a été mariée de force à un homme qui en avait cinquante, pour un simple calcul d’héritage. Ensuite Pauline disparaît. Dans la famille, on disait qu’elle était malade, et qu’elle était dans une clinique. Le troisième volet raconte ce que, dans la famille, on savait mais cachait soigneusement, notamment que le mari était un noceur et qu’il avait entraîné Pauline dans la prostitution. Dans son cahier, écrit de sa main, retrouvé après sa mort, Pauline raconte sa descente aux enfers, et comment elle s’en est sortie…

Taillandier n’est pas nostalgique du passé. Il ne s’agit pour lui ni de regretter les temps anciens ni de faire l’apologie des temps modernes. L’univers patriarcal proposait un ordre, une hiérarchie, mais il était contraignant; il demandait une certaine soumission. Le modèle présent défait le sens et instaure la destruction de l’ordre. Il exalte l’individualisme et incite au nihilisme.

Tenir la balance entre ces deux mondes, là réside la force principale de cette oeuvre romanesque d’une grande inventivité. C’est justement la mise en parallèle, le constant va-et-vient entre les époques qui fait ressortir les changements profonds, une véritable révolution sociale qui s’opère sournoisement et en profondeur dans nos sociétés depuis au moins quarante ans, et qui consiste en fait en un renversement total des mentalités et des moeurs. La grande intrigue, c’est le diagnostic littéraire et précis de ce renversement et de sa dérive égalitaire. Il se cristallise autour de l’évolution de la sexualité dans la société après l’invention de la pilule contraceptive et après mai 68. A partir de là, on postule le bonheur paradisiaque et narcissique dans la sexualité comme on postule le bonheur dans la consommation. Cette idée, favorisée par la séparation de l’union charnelle et de la procréation, n’existait pas chez les générations précédentes.


NOTES:

1 Les trois volumes sont disponibles en Folio poche.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: