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Un homme engagé

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 1886 9 avril 2010
Jean-Daniel Subilia, professeur de littérature à l’université de Pékin, maître au Collège de Béthusy puis à l’Ecole normale, est mort dans sa nonante-huitième année. Lors de son enterrement, ses petitsenfants ont évoqué sa disponibilité et celle de sa femme, son imagination illimitée et ses dons de conteur, son ouverture à leurs problèmes et son absence de préjugés. «Avec lui, on se sentait plus intelligent…» disait un de ses neveux lors de la réception. On se sentait surtout plus important. La première fois que je l’ai rencontré, j’avais onze ans, lors de l’anniversaire de son fils François. Il serrait solennellement la main de chaque invité au moment où il se présentait: «Aah, c’est toi!?…». L’accueil précédait l’arrivée. Avant même de les avoir rencontrés, il avait déjà fait une place dans son monde aux amis de ses enfants.

Je ne sais trop ce qu’il pensait de la Ligue vaudoise. Il ne s’intéressait pas tellement aux réflexions abstraites sur les institutions et sur les rapports de pouvoir qui sont le lot ordinaire des rédacteurs de La Nation. Il aimait réfléchir et argumenter, mais c’était toujours par rapport aux personnes concrètes qui étaient en face de lui. Je pense que le côté volontiers polémique voire sarcastique de nos articles devait le chagriner. Mais, il nous l’a dit plusieurs fois, il approuvait vigoureusement notre engagement pour le Canton.

Approbation précieuse, car en matière d’engagement, Jean-Daniel Subilia était un maître. Il était toujours entièrement dans ce qu’il disait et faisait, qu’il s’agisse d’une excursion à ski de fond en montagne au milieu de la nuit, suivie d’une fondue au sommet, d’une histoire à raconter ou d’un passage de saint Paul à lire à l’église. Je ne crois pas qu’il ait de sa vie prononcé une parole frivole. Il écoutait ceux qui lui parlaient avec une attention absolue, et cette écoute active et pénétrante les contraignait à viser l’essentiel. Il reprenait la balle au bond, donnait son propre avis, attendait la réplique et la discussion se nouait. Gare à qui se risquait à prononcer un jugement tout fait sur un livre ou sur un problème moral! De sa voix à la fois douce et passionnée, et d’autant plus douce qu’elle était plus passionnée, il cernait le malheureux de questions et de commentaires, l’engageait à développer et à conclure. Je me rappelle notamment une discussion sur Baudelaire où j’avais laissé quelques plumes…

Pas trace d’idéologie chez lui. L’idée de le qualifier «de droite», «de gauche» ou d’ailleurs n’est jamais venue à l’esprit de personne. A ce qu’il en dit dans l’excellent portrait filmé réalisé par Plans- Fixes1, cette classification a surtout pour résultat de créer des divisions et des blocages. Quelle que fût leur philosophie ou leur tendance politique, ses élèves étaient d’abord des personnes à une étape de leur développement. Il allait les chercher là où ils étaient et comme ils étaient, et partait de là pour leur appliquer sa maïeutique intransigeante.

Il attendait beaucoup de ses élèves. Dans le portrait filmé déjà mentionné, il parle de cette «somme de richesses secrètes» que l’enseignant a pour tâche de faire apparaître au jour. J’imagine qu’il n’est pas toujours facile de fréquenter quelqu’un qui ne peut comprendre que vous puissiez viser autre chose que le meilleur. Une de ses classes devait lire une pièce de théâtre, Le Cid si ma mémoire est bonne. Aucun élève n’avait seulement pris la peine d’ouvrir la brochure. Ulcéré, il avait pris des mesures à la hauteur de ce laisser-aller: «Alors pour casser cette croûte d’indifférence, je les ai accablés de travail et de devoirs…» Les élèves ainsi accablés apprécièrent-ils d’emblée toute la portée amicale et salutaire de cette avalanche de travail supplémentaire?

Jean-Daniel Subilia était un homme libre. Mais pour lui, la liberté n’était pas un but en soi, encore moins le droit d’agir selon son bon plaisir. C’était un moyen pour répondre aux exigences les plus hautes: «Les jeunes doivent être libres de suivre leur voie et de pratiquer le métier qui leur convient. J’ai dit à mes enfants: Faites votre baccalauréat latin-grec, après quoi, vous pourrez faire ce que vous voudrez.» Libres, mais par en haut!

Il détestait tout ce qui transforme l’école en administration, tout ce qui dégrade les relations d’homme à homme en schémas préconçus. Lui-même ne se voyait pas du tout comme un fonctionnaire. Il était un indépendant chargé de la formation intellectuelle et morale de ses élèves. A plus de nonante ans, je l’ai entendu s’en prendre avec la plus grande indignation à ces recyclages qui font des enseignants des élèves perpétuels: «Nous avons appris un métier, disait-il en rythmant sa diatribe avec le poing, qu’on nous le laisse pratiquer, nous sommes assez grands pour compléter nous-mêmes…».

Il concevait son métier d’enseignant comme un sacerdoce. M. Regamey, qui l’estimait beaucoup, disait qu’il «était plus pastoral que de tous les pasteurs Subilia», ce qui faisait pas mal de monde.

Dans les années septante, deux professeurs et un psychologue venus du Danemark avaient rédigé une sorte de brûlot intitulé Le petit livre rouge des écoliers et lycéens. Cet ouvrage traduit en de nombreuses langues appelait les élèves à la révolte contre les parents, les maîtres et d’une façon générale contre les «structures oppressives». On y trouvait des conseils sur la façon de tricher, de courber, d’embrasser et de caresser, de pratiquer l’onanisme, etc. Cet ouvrage de «tristes cuistres», selon la formule d’André Manuel2, avait été interdit en France et aussi, brièvement, en Suisse. La Nouvelle Revue de Lausanne, alors quotidienne, avait mené le combat pour l’interdiction.

Jean-Daniel Subilia se plaça à l’inverse de ce courant. Il fit acheter le livre par ses élèves et l’étudia minutieusement en classe. Il ne s’agissait pas de libertarisme ou de relativisme moral. Il s’agissait d’affronter directement et courageusement quelque chose de douteux. Il s’était efforcé, m’avait-il dit, de faire apparaître «l’insuffisance et la bassesse de ce livre». J’avais admiré cette attitude intellectuelle virile. Il ne se contentait pas d’ignorer ou de censurer, mais allait au fond des choses et les abordait au niveau où elles devaient l’être. Ce sont des leçons qui ne s’oublient pas.


NOTES:

1 Jean-Daniel Subilia, enseignant, 13 janvier 2001, journaliste: Raphaël Aubert, Association Films Plans-Fixes, Lausanne.

2 La Nation no 863 du 26 janvier 1971.

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