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L’évasion fiscale à la mode anglo-américaine

Jean-François Cavin
La Nation n° 1886 9 avril 2010
Il y a une quinzaine d’années, au tout début de l’affaire des fonds en déshérence, l’ambassadeur de Suisse à Washington dénonça l’offensive américaine, dans une note à son chef le conseiller fédéral Cotti, comme le commencement d’une «guerre» commerciale visant la place financière helvétique. Trahi par une fuite, victime de la déloyauté et de la pleutrerie de Cotti, il choisit de quitter son poste. Et pourtant, il avait raison! Ce n’était d’ailleurs que le prélude à des hostilités qui durent encore, sous prétexte maintenant de lutte contre l’évasion fiscale. Un motif très moral, assurément, mais relevant d’une morale à sens unique; car les Etats-Unis, l’Angleterre et leurs alliés s’en prennent seulement au secret bancaire suisse, et non aux pratiques encore plus opaques de leurs propres juridictions ou de pays qui leur sont proches, au bénéfice désormais d’un fort avantage concurrentiel.

Mme Myret Zaki, qui fut responsable des pages financières du Temps et qui est devenue rédactrice en chef adjointe de Bilan, dénonce la manoeuvre et tape fortement sur ce clou dans son tout récent ouvrage Le secret bancaire est mort, vive l’évasion fiscale1. Car si la manière suisse de pratiquer l’assistance à l’évasion (qui n’est pas forcément délictueuse) bat de l’aile, celle-ci se porte au mieux sous d’autres cieux. On estime – c’est le montant retenu par Mme Zaki – les sommes cachées aux fiscs du monde à environ 13’700 milliards (dont seuls quelque 2’200 étaient gérés en Suisse en 2008, probablement moins aujourd’hui). La liste des Etats servant de repaires est longue: Caïmans, Iles Marshall, Guatemala, Nauru, Panama, Seychelles, Iles Vierges britanniques, Vanuatu, Jersey, Guernesey, Ile de Man, Londres à sa façon, Hong-Kong, Singapour malgré certaines apparences, Saint- Kitts-et-Nevis, et aux USA mêmes les Etats du Wyoming, du Nevada, de Floride à certains égards, du Delaware bien sûr. Et j’en passe…

Les paravents

L’ouvrage de Mme Zaki décrit, de manière souvent assez détaillée pour que le lecteur y trouve un mode d’emploi, les divers procédés et les diverses institutions ou constructions juridiques destinées à dissimuler des biens. Citons, sans être exhaustif, les sociétés avec actions au porteur, les sociétés-écran, les comptes correspondants, les assurancesvie, les cartes de crédit anonymes, les naturalisations de complaisance et, bien entendu, les trusts, aux formes multiples et insaisissables.

Le trust joue un rôle-clé dans l’industrie contemporaine de l’évasion fiscale. Sa nature même l’explique en partie: par ce contrat privé, le propriétaire d’une fortune s’en défait auprès d’une entité tierce, si bien que, légalement, il ne la possède plus. Et l’entité tierce observe la confidentialité sur les modalités du contrat, d’autant plus que le bénéficiaire du trust n’est pas forcément désigné, mais qu’il peut rester à la discrétion du gérant, le trustee. C’est le «trust discrétionnaire».

Les Etats, chasseurs ou complices

Mais le fisc, que les Etats obérés poussent à presser le citron et qui n’est pas tombé de la dernière pluie, cherche le détenteur économique du compte, quelles que soient les apparences. Et il ne rechigne pas à employer la manière forte contre le secret bancaire, comme on l’a vu ces derniers mois avec le recours à des méthodes de gangster où la fin justifie les moyens: vol de données bancaires au Liechtenstein organisé par l’Allemagne, achat de données volées par la même Allemagne, recel de telles données par la France, chantage au retrait de la licence bancaire par les USA. Comment se fait-il que d’autres constructions favorisant l’évasion résistent à de telles inquisitions?

On voit trois explications principales. La première réside dans la réelle opacité des procédés les plus élaborés. Lorsqu’un trust discrétionnaire, non enregistré (plusieurs Etats ne tiennent pas de registre) aux Caïmans détient une société de droit panaméen qui détient elle-même une société de droit guatémaltèque, qui ne répondrait d’ailleurs à aucune demande puisque le Guatemala ne livre aucune information, comment suivre la piste? Et d’abord, comment en trouver le début? La deuxième explication tient justement à la politique des Etats vivant de cette industrie: ils refusent leur coopération, soit ouvertement, soit sous divers prétextes. Le troisième motif tient à une certaine mansuétude des Etats qui abritent eux-mêmes ce commerce de l’ombre et qui ont occasionnellement besoin de partenaires «off shore», notamment les Puissances anglo-américaines.

Et notre place financière?

L’industrie financière suisse conserve- t-elle une chance de gérer des fonds «hors impôts»? Sa recette, le secret bancaire, est à la fois simple et bon marché; c’est pourquoi elle pouvait attirer des déposants d’importance petite ou moyenne, à raison d’un million par exemple; mais il s’effrite. Les trusts semblent aujourd’hui plus efficaces; mais leur constitution est coûteuse (quelque 30’000 à 50’000 francs, à quoi s’ajoutent de substantielles commissions annuelles), si bien qu’il faut camoufler 10 millions au moins pour que le jeu en vaille la chandelle; c’est donc une autre clientèle qu’il s’agit de conquérir, mais qui est accoutumée à la virtuosité des juristes et financiers de l’espace anglo-américain. Surtout, la Suisse est un pays «propre» qui exige que l’ayant-droit économique des fonds soit connu de la banque – lutte contre le blanchiment oblige; or d’autres Etats ne sont pas aussi scrupuleux.

Mme Zaki ne se prononce pas sur l’avenir. Disons que nos banques peuvent sans doute combiner des relations internationales en recourant elles aussi aux «juridictions off shore», comme on dit pour désigner poliment les Etats complices des infractions fiscales, et aux méandres des trusts. Mais, même si elles conservent en Suisse des mandats de gestion via les comptes de banques «correspondantes», cela implique une délocalisation partielle des services offerts aux clients en quête d’un abri sûr et discret. La Suisse ne sortira pas indemne de cette guerre commerciale.


NOTES:

1 Editions Favre S.A. 2010.

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