La communauté perdue
Peut-être pas. S’il est vrai que l’art cinématographique illustre les rêves d’une époque, trois films récents nous persuadent qu’une partie du public a des exigences différentes de celles que les médias laissent habituellement filtrer.
Nous avions beaucoup aimé en son temps le film the Queen, de Stephen Frears. On y voyait Tony Blair, très respectueux – contrairement à son épouse républicaine – des usages de la monarchie, s’employer avec la reine Elisabeth II, tout imprégnée si ce n’est caparaçonnée de traditions et de sens du devoir, à protéger le royaume des méfaits occasionnés par la balourdise du prince de Galles et les éclats de la princesse Diana, puis par le décès accidentel de cette dernière.
Aujourd’hui c’est le Discours d’un roi qui remporte un succès tel qu’on ferait bien d’en rechercher les causes.
Albert, futur George VI, y apparaît d’abord comme un Anglais très moyen, sorti à peine de l’ère victorienne, coincé, maladroit, effacé, dominé par un père rigide et une mère peu aimante. En plus, il est bègue et ne parvient pas à aligner trois mots. Son frère aîné, brillant et mondain, succède à George V sous le nom d’Edouard VIII, puis abdique parce qu’il veut, anecdote connue, épouser une Américaine divorcée. Son petit frère Albert accède alors au trône. Avec l’aide de son épouse et d’un acteur australien raté devenu orthophoniste, il tente de remédier à son bégaiement. Les progrès sont lents, mais George est si conscient du rang qu’il doit tenir qu’il finit par se maîtriser plus ou moins. Nous sommes en 1939, Hitler «dit n’importe quoi mais le dit bien». La guerre est déclarée; la nation inquiète attend que son roi lui parle. Une des dernières scènes du film montre George parvenant, sous la conduite de son maître australien, à dire les mots qui galvaniseront ses sujets, rassemblés aux quatre coins de l’Empire autour des postes de radio. Albert s’est véritablement hissé au-dessus de lui-même, il est enfin devenu George en train d’exercer son métier de roi et de guider ses sujets attentifs, dans les pires difficultés qu’ils aient eu à affronter.
Dans les Chemins de la liberté, de Peter Weir, film librement inspiré d’un livre racontant une histoire vraie1, un groupe de prisonniers s’évade du Goulag. La petite troupe est dirigée par un officier polonais que ses compagnons ont jugé pourtant «trop gentil» et incapable de survivre en milieu concentrationnaire. Homme droit, il a en effet refusé de s’insérer dans l’économie mafieuse du camp et de piétiner les plus faibles pour un morceau de pain. «Ta gentillesse te perdra», lui dit un Américain qui s’enfuit avec lui. Ses compagnons le suivent, même un dénommé Valka, «droit commun» dont la poitrine est tatouée des têtes de Lénine et Staline, «ces grands hommes qui ont pris aux riches pour donner aux pauvres». Valka se soumet à l’officier polonais, mais refusera la liberté qui s’offre à lui à la frontière mongole, trop attaché qu’il est à la «patrie soviétique». Après avoir longé la Léna et le lac Baïkal, traversé la Mongolie, le désert de Gobi et l’Himalaya, quatre membres du groupe arrivent aux Indes, grâce à l’opiniâtreté du chef, à la confiance que son courage et sa droiture inspirent.
Le film les Femmes du sixième étage relève sans doute de la romance, mais révèle aussi l’attrait qu’un groupe uni exerce sur un homme isolé. M. Joubert, bourgeois parisien interprété sobrement par Fabrice Lucchini, mène une vie rangée. En 1962, sa famille se décompose peu à peu: sa mère meurt, sa femme de ménage bretonne démissionne, son épouse futile ne le remarque plus, ses enfants partent en pension. La «filière bretonne» étant épuisée, il se voit contraint d’engager Maria, une Espagnole, habitant avec cinq de ses compatriotes au sixième étage insalubre de l’immeuble de M. Joubert. Les Espagnoles, catholiques pratiquantes, forment une communauté soudée, fière, dévouée et joyeuse. Le lien est si fort entre ces femmes qu’elles intègrent sans problème une communiste antifranquiste dont les parents ont été exécutés durant la guerre civile. M. Joubert, homme au demeurant aimable et bienveillant, quoique routinier, est attiré par la vitalité de ces femmes, notamment par celle de Maria… Il trouve en leur compagnie la famille qui lui manquait, et l’amour, comme il se doit dans une romance qui finit bien…
Voici ce à quoi applaudit aussi le public d’aujourd’hui: l’existence de communautés liées autour d’un chef pourvu d’une autorité fondée non sur l’élection, mais sur les traditions ou la foi; la droiture, la bienveillance, le courage, l’obéissance au devoir, des vertus donc, s’exerçant en dépit (ou plutôt à cause) de circonstances pénibles; des biens qui ne s’achètent pas, qui ne sont pas source de plaisir immédiat, qui ne sont pas «gérés» par des réseaux commerciaux…
NOTES:
1 Slavomir Rawicz: A marche forcée, Phébus, Paris 2002 (réédition due à l’initiative de Nicolas Bouvier).
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La croissance, une question de rythme – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Nivellement – Revue de presse, Philippe Ramelet
- L’idéalisme politique et ses méfaits – Revue de presse, Ernest Jomini
- Ecole vaudoise: Le système le meilleur – Cosette Benoit
- «Une armée de mauviettes» - Un exemple de malhonnêteté journalistique – Félicien Monnier
- On nous écrit: Lavaux, vote populaire et cascade – On nous écrit, Bertil Galland
- Aménagement du territoire et plan directeur cantonal: et les communes? – Jean-Michel Henny
- Parti dans les décors - Du Très Grand au très petit – Le Coin du Ronchon