«Une armée de mauviettes» - Un exemple de malhonnêteté journalistique
Les journalistes filment le quotidien d’une section de lances-mines romands de l’école de recrue d’infanterie 3 (ER inf 3) à Bière. Les premières prises sont faites lors de la diane. La voix off commence par regretter que le réveil ne soit plus hurlé par un sergent-major tourneur de lits. Au déjeuner, un gros plan sur des morceaux de tresse, accompagné des commentaires du quartier-maître2, fait bien comprendre que désormais, la vie en caserne, c’est l’hôtel. La première conclusion à laquelle aboutit le journaliste est que nos soldats sont chouchoutés: «Moins bien dans ses bottes, moins fort dans sa tête.»
Interrogé, le colonel EMG Tuscher, commandant de l’ER inf 3, est contraint d’admettre qu’au fil du temps, l’armée a dû s’adapter au nouveau profil physique et psychique de ses recrues. Car si d’un côté le nombre de soldats en surcharge pondérale a augmenté, la résistance au stress des recrues semble plus faible qu’il y a vingt ans et les visites médicales plus nombreuses. On notera comment le journaliste tente de faire dire au colonel que ses recrues sont des «lopettes»…
Sur le terrain, les journalistes suivent une journée d’instruction. Ils filment une séquence d’entraînement au lancer de la grenade combiné à l’appui-feu d’un binôme. Et là, force est de reconnaître que les recrues filmées ne sont pas des foudres de guerre. Le premier lâche sa grenade en caoutchouc avant de la lancer en se prenant le bras dans la sangle de son fusil. Le second tire manifestement (à blanc) dans la motte de terre située trois mètres devant lui… Mais que diable! C’est à cela que sert l’instruction: mener au même niveau des soldats aux capacités intellectuelles et physiques différentes. C’est ici manifeste. Ce sont les plus faibles qui ont été filmés et montrés.
Un long passage est consacré à la façon dont des recherches sont menées pour améliorer les vêtements de nos soldats. Y est évoqué le programme pour la fourniture à la troupe de chaussettes anti-cloques. On y présente aussi la nouvelle gamme de vêtements thermiques – faits sur le modèle de certains vêtements de sport – donnée à la troupe depuis une demi-douzaine d’années. Le journaliste ne commente pas outre mesure et se contente d’interviewer. Le ton est pourtant très clair: Mais pourquoi dépenser des millions en vêtements confortables, lors même que la guerre n’est pas censée être confortable. N’est-ce pas la preuve que nos soldats sont des mauviettes? Les auteurs du reportage eussent bien fait d’aller se renseigner sur le matériel des GI’s en Irak ou en Afghanistan.
Il en va de même avec la nourriture sur le terrain. On parle des «petites attentions de l’armée suisse pour ses recrues». On ironise sur le fait que les soldats mangent chaud alors qu’il y a vingt ans on leur servait encore «des boîtes de singes et de la tambouille». Le musulman de la section remarque qu’il a droit à un régime particulier sans porc. Là encore, le ton est à l’ironie; alors que ces mêmes journalistes eussent crié à la discrimination si ce régime sans porc n’existait pas. Ainsi «la cuisine militaire s’est adaptée aux exigences de sa clientèle», si on en croit le commentateur. Comme si le soldat était devenu client et l’armée club de loisirs… L’ironie est au sommet lorsque sont dévoilées les nouvelles installations de cuisine de campagne à deux cent cinquante mille francs pièce: «L’armée suisse sera au moins certaine de gagner la bataille des fourneaux.» Faut-il rappeler qu’il y avait déjà des cuisines de campagne durant les guerres romaines?
Les journalistes déplorent également que l’ordre en chambre ne soit plus aussi strict qu’il le fut jadis. Et c’est un colonel EMG qui doit leur expliquer que l’ordre en chambre comme fin en soi – entendons par là les brosses à dents au millimètre – n’a aucun sens. Surtout à une époque où les recrues cherchent à comprendre les raisons de leur présence à l’armée. «Il vaut mieux leur donner une instruction crédible», affirme le colonel Tuscher.
Enfin, illogisme suprême, la discipline est déclarée affaiblie, simplement parce que la prison de la caserne est vide.
Le reportage est ainsi fait que deux voix ont la possibilité de s’exprimer, la voix officielle, celle qui forme des «lopettes», et la voix de l’opposition, celle qui ne veut pas de «lopettes».
Celle-ci est régulièrement illustrée par des extraits d’un film de propagande de 1963, La Suisse vigilante, dans lequel des grenadiers de montagne font une impressionnante démonstration de force à coups de mitrailleuse et de lance-flamme. Le journaliste commente: «C’était une armée suisse qui formait plus que des soldats, des hommes capables de défendre la nation.» La TSR ne nous avait pas habitués à ce ton-là.
La parole est alors donnée à l’ancien lieutenant-colonel des grenadiers Herman Suter, président du groupe Giardino. Il commence son intervention en affirmant que chaque soldat suisse devrait être un grenadier. D’un bellicisme hargneux qu’exagère une doublure théâtrale, il martèle qu’une armée doit se préparer à la guerre et que cette préparation ne tolère aucun confort.
En réalité, ce que les auteurs de ce reportage préconisent, c’est simplement la suppression de l’armée. Leur militarisme à l’ancienne sonne faux. Ce reportage, dissimulé derrière l’argumentation nostalgique d’un ancien grenadier de montagne, n’a d’autre raison d’être que de donner une arme de plus à l’arsenal du combat antimilitariste. L’argument est le suivant: «Voyez notre armée, voyez ces mauviettes. C’est pour leur petit confort que nous dépensons des milliards. Autant tout arrêter.»
Sans compter que si les conditions d’entraînement étaient vraiment très dures, ces mêmes journalistes viendraient crier au scandale et aux millions dépensés par pure sadisme tortionnaire.
Nous ne pouvons néanmoins que regretter que l’armée ne prenne pas l’initiative – principe essentiel du combat – de prendre ce genre de reportage par le flanc en diffusant ses propres films3, avec une doublure francophone qui ne soit pas celle d’une publicité pour Ovomaltine.
Quoi qu’il en soit, pour arriver à leurs fins, les auteurs du reportage ont dû feinter, filmer les plus maladroits, déformer la réalité et surtout, ironiser à outrance. En fait, s’il faut recourir à ces moyens perfides pour s’en prendre à l’armée, c’est peut-être que sur le terrain, elle ne va pas si mal.
NOTES:
1 Le reportage peut être visionné sur le site www.tsr.ch/emissions/temps-present.
2 Dans l’armée suisse, un quartier-maître est l’équivalent au niveau du bataillon d’un fourrier au niveau d’une compagnie; il est, entre autres, responsable de la subsistance.
3 Nous avons toujours considéré que de passionnants reportages pourraient être effectués sur nos écoles d’officiers comme Le Matin l’avait fait le 13 novembre 2010. http://www.lematin.ch/actu/suisse/pretscombat- 348539.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La croissance, une question de rythme – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Nivellement – Revue de presse, Philippe Ramelet
- L’idéalisme politique et ses méfaits – Revue de presse, Ernest Jomini
- La communauté perdue – Jacques Perrin
- Ecole vaudoise: Le système le meilleur – Cosette Benoit
- On nous écrit: Lavaux, vote populaire et cascade – On nous écrit, Bertil Galland
- Aménagement du territoire et plan directeur cantonal: et les communes? – Jean-Michel Henny
- Parti dans les décors - Du Très Grand au très petit – Le Coin du Ronchon