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Un documentaire sur Delamuraz

Félicien Monnier
La Nation n° 2072 9 juin 2017

La RTS a diffusé mercredi 24 mai le documentaire «Delamuraz», produit par Jean-Louis Porchet, réalisé par André Beaud et Daniel Wyss. Le 22 mai a eu lieu l’avant-première au cinéma Capitole. Ce documentaire est notamment soutenu par le Cercle démocratique de Lausanne. Olivier Meuwly en est l’initiateur. Probablement ce nouveau support lui permet-il d’expérimenter l’une de ses vieilles marottes, soit que l’histoire suisse «c’est 26 histoires + une, elle-même synthèse des 26 histoires cantonales». La carrière de Jean-Pascal Delamuraz – JPD pour les intimes – permet justement de glisser de l’histoire vaudoise à l’histoire suisse, et d’observer le travail de synthèse attendu, en bonne théorie hégélo-drueyenne, d’un conseiller fédéral radical.

Pour qui s’intéresse, même de loin, à la politique vaudoise et suisse, la figure de Delamuraz est incontournable. A ce titre, l’existence de ce documentaire est un bien en soi. Il est une porte supplémentaire sur notre histoire récente, à la condition de témoigner, toutefois, d’un peu d’esprit critique.

Elevé au rang de mythe, JPD a réussi à incarner une manière de Vaudois idéal. Combien de fois encore les rédacteurs de La Nation se verront-ils interrogés sur leur admiration supposée pour Delamuraz? «Vous devez l’adorer à la Ligue. Un Vaudois comme lui…». Et pourtant. Le film compte un extrait de la chanson Les Vaudois de Gilles et Urfer: «Quand un Vaudois dit: agissons l’heure est grave, on lui répond: Gustave, finissons ce demi.» Dans le cinéma Capitole, le public rigolard se satisfait de cette épaisseur. Il oublie combien Gilles, en réalité, nous avertit: méfie-toi, Vaudois, de tes rêves de grandeur autant que de ton insouciance de jouisseur. En politique, la vaudoiserie d’autocélébration ne mène pas très loin. Delamuraz en avait fait une marque de fabrique.

Dans une brève cérémonie officielle, divers intervenants ont, sans grande originalité, dessiné le portrait désormais traditionnel du radical: «grand homme d’Etat», «bête politique», «immense figure», «fidèle en amitié», «amoureux du vin banc». La voix vibrante, presque incantatoire, le directeur de la RTS Pascal Crittin fait référence au dimanche 6 décembre 1992.

Olivier Meuwly a quant à lui fixé les points de repère des contextes politique et historique de l’action de Delamuraz. Il a rappelé combien JPD avait traversé une période charnière pour l’histoire de son parti et de la Suisse. Il y reviendra dans le film, apportant, avec Christoph Blocher, les principales remarques doctrinales. Pourtant, ce que certains affirmaient sans hésiter à l’apéritif, un verre à la main, personne ne le répète à l’écran, encore moins durant la cérémonie. Sans aucun doute Delamuraz est-il responsable aujourd’hui encore des difficultés du PLR; pour avoir coupé des têtes, aspiré tout l’air autour de lui et ouvert un boulevard à l’UDC sur le dossier européen.

Le mythe ne sera qu’égratigné, et même pas sur le fond. Le conseiller fédéral Pascal Couchepin évoque «ses problèmes d’alcool». Bertil Galland rappelle la magnanimité des journalistes lors de l’éclosion de l’affaire Debétaz, prétendu scandale de mœurs dont on ne distinguera sans doute jamais le vrai du faux. Mais les Vaudois n’aiment pas dire du mal des morts. C’est encore heureux, et le faire avec justice n’est guère facile.

En retraçant la vie du conseiller fédéral, le film nous raconte en filigrane la Suisse de la seconde partie du XXe siècle. Avec succès, il marque les évolutions sociales à coup de chansons pop et d’images d’actualités helvético-internationales. Ce rythme rend le film plutôt captivant.

La biographie commence par les origines de Delamuraz, fils du garagiste de Paudex. On vante ses talents rhétoriques qui lui valent de faire ses premiers pas en politique universitaire. Georges-André Chevallaz, alors syndic de Lausanne, le repère et le propulse dans l’organisation de l’Expo 64. Le film s’arrête brièvement sur les signes annonciateurs du tournant sociétal de 68, que le célèbre «Questionnaire de Gulliver», aux résultats tronqués, avait identifiés. Il faudra encore attendre vingt ans pour que le camp bourgeois soit divisé entre sa tendance libérale et sa tendance conservatrice. Dans le film, Christoph Blocher explique avec clarté comment la campagne sur l’EEE a cristallisé cette opposition, encore plus vivace aujourd’hui.

De conseiller communal lausannois, il devient syndic. Les réalisateurs en profitent pour montrer des images surprenantes de Lôzane Bouge: cordons anti-émeutes devant les escaliers du Valentin et arrestations musclées devant le restaurant Le Vaudois, siège du parti radical. Le spectateur ne peut retenir son sourire.

Jean-Marc Richard décrit Delamuraz hésitant sur l’attitude à adopter face aux manifestants. Il vante alors la collaboration du syndic avec son municipal socialiste et éducateur Jean-Daniel Cruchaud. M. Richard y voit une preuve de la sensibilité du «taureau» radical; marque bénéfique de la fragilité des «grands Vaudois», capables de collaborer avec plus compétents qu’eux. La formule est jolie. Mais elle camoufle combien les bourgeois n’ont pas su s’opposer sur le fond au mouvement soixante-huitard. Ils abandonnaient du même coup l’Université, l’école et la culture – autrement dit les esprits – à la gauche.

Conseiller national, il accepte de sauver le siège radical au Conseil d’Etat. Raymond Junod n’est pas dupe des raisons de son prétendu sacrifice de 1981. «Delamuraz avait l’ambition d’être toujours au premier rang. C’était intuitif chez lui. Il ne le faisait pas par forfanterie. C’était inné.» Dans tous les cas, son passage éclair au Château aura été le tremplin de son élection au Conseil fédéral. En 1983, il y prend la place de Georges-André Chevallaz.

La tentative d’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE), on pouvait s’y attendre, est la grosse affaire du documentaire, occupant près de vingt minutes sur septante-cinq. Un film consacré à ce seul épisode serait nécessaire et admettons que, malgré le peu de temps à disposition, «Delamuraz» est assez manichéen dans sa présentation des parties en jeu. Il insiste sur des Suisses-allemands vociférant des absurdités, mais ne s’en prend pas à l’angélisme intolérant des partisans du OUI. Saluons toutefois la présence d’interviews d’un Christoph Blocher, fin dans ses analyses et peu revanchard contre la personne de Delamuraz.

La Ligue vaudoise avait farouchement combattu l’EEE. Elle se souvient combien la rhétorique s’était incroyablement durcie durant la campagne, en Pays de Vaud en particulier. Delamuraz n’hésite pas à parler «d’atmosphère fasciste» lorsqu’il évoque certains débats. C’était bien entendu absurde. Le Röstigraben du 6 décembre est sans doute aussi une conséquence de cette violence argumentative. Une étude approfondie de la campagne sur l’EEE devrait se pencher sur les arguments catastrophistes du Conseil fédéral. Elle montrerait combien ils étaient exagérés. Aujourd’hui encore, chaque dimanche soir de votation témoignant d’un clivage Romands-Alémaniques, les journalistes ont le 6 décembre 1992 à l’esprit. Cet esprit de division est l’une des responsabilités de Jean-Pascal Delamuraz.

Peu avant son décès, JPD a été confronté à l’affaire des fonds juifs. Courageusement, il avait affirmé dans la presse que la Suisse subissait un chantage. Sous la pression internationale, il s’en excusera publiquement. Dick Marty rend justice à ses propos et rappelle que la destination finale des sommes versées par la Confédération est aujourd’hui encore parfaitement obscure, sinon scandaleuse. «Delamuraz avait bien compris la situation.»

Durant le générique de fin, en arrière-plan du buste du politicien, un bateau de la CGN accoste à Ouchy. C’est le «Général Guisan». Etrange coïncidence, ces deux personnages sont intouchables. Véritables tabous, ils sont tous deux ancrés dans le cœur des Vaudois. Le premier pour avoir sauvé l’indépendance de la Suisse, le second pour avoir voulu la brader en toute sincérité, entraînant 78,3% des Vaudois derrière lui. Quel peuple étrange nous faisons.

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