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Pas de normes, pas de rebelles

Jacques Perrin
La Nation n° 2080 29 septembre 2017

Revenons au livre de Stéphanie Pahud, Lanormalité (l’Âge d’Homme 2016). Dans un précédent article, nous avons discuté les thèses déconcertantes de Marie-Anne Paveau qui affiche une détestation personnelle des normes. Stéphanie Pahud elle-même est plus nuancée, à l’image de certaines des personnes qu’elle invite à témoigner. Le problème des normes est une source de questionnement inépuisable, selon la linguiste lausannoise. Preuve en est cette phrase en exergue, de l’auteur portugais Fernando Pessoa: Il n’y a pas de normes. Tous les hommes sont des exceptions à une règle qui n’existe pas. Cette pensée est juste, car tous les hommes sont différents; d’un autre point de vue elle est fausse, parce que les normes existent, ne serait-ce que grâce à ceux qui mettent toute leur énergie à les faire respecter, et aux gens dont la raison de vivre est de s’y opposer.

Selon certains auteur cités par Stéphanie Pahud, Canguilhem (p. 30) et Frega (p. 171), la vie crée des normes: le quotidien leur doit ce qu’il comporte d’ordonné, ce qui donne forme aux attentes sociales. L’autonomie est l’envers des normes. Nous sommes des créatures normatives. Les moments d’acceptation des règles succèdent à ceux où nous les rejetons. Nous sommes normaux à certains points de vue et anormaux à d’autres. Adolescente, Stéphanie Pahud participait à des concours de dictée. Adulte, elle confesse avoir intégré les normes du français académique et être choquée par les productions écrites non-conformes tout en défendant avec conviction la non-hiérarchisation des pratiques langagières. Elle cite Ramuz qui admettait en substance que Paris l’avait libéré de Paris, que Paris a obéi à certaines lois et lui a enseigné à obéir aux siennes, autrement dit que le français de Paris l’a conduit à s’intéresser à sa propre façon, vaudoise, de parler, et à en exploiter les possibilités. C’est grâce à la norme parisienne que Ramuz est devenu ce qu’il était, c’est-à-dire Vaudois. La norme engendre ses entorses, ses manquements, ses déviances. Sans les normes, il n’y aurait point de rebelles.

Un autre phénomène nous étonne encore plus: le rebelle crée lui-même de nouvelles normes que des mauvais esprits s’empresseront de contester. Et inévitablement, le penseur révolutionnaire commence par se soumettre, en parlant et en écrivant, à la norme du vrai. Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences, à qui Stéphanie Pahud demande s’il est possible de s’engager en tant que penseur sans céder à la normativité, répond: C’est difficile, et dans un sens probablement impossible. On s’engage pour obtenir ou défendre quelque chose que l’on juge soi-même « normal » ou « bon », ce qui implique de persuader, convaincre, séduire, rallier à notre cause (p. 299).

L’essai de Stéphanie Pahud est explicitement fondé sur des éléments autobiographiques. Tourmentée par les différents rôles qu’elle assume en tant qu’amie, amoureuse, linguiste, enseignante et mère, elle confesse: J’ai pris conscience que j’étais moi-même prise au piège des catégories que je comptais déconstruire et que reléguer la créativité du côté de la folie était une manière de me complaire dans un constat finalement rassurant d’inadéquation. Les rebelles et les fous prennent plaisir à leur statut, cela les apaise. Notre monde regorge de révoltés interprétant si bien leur partition qu’ils engendrent des imitateurs. Le rebelle devient le modèle d’un conformisme nouveau. Beaucoup de gens, antiracistes, antispécistes, véganes, féministes, LGBT, s’occupent de «déconstruire les normes», de refuser ce qui semble imposé par la «nature», n’omettant jamais d’ infliger à ce mot des guillemets, car, selon les ennemis des normes, il n’y pas de nature. Le problème est qu’ils n’ont rien de plus pressé que de réclamer lois, règles et sanctions contre leurs adversaires. Ils ne se privent pas de stigmatiser les méchants traités de racistes, d’homophobes, de suppôts de l’extrême droite, de cannibales cruels envers les bêtes, de machistes, de mecs lourds, etc.

Le paradoxe se manifeste aussi dans l’expression «droit à la différence». Le droit, censé égal et semblable pour tous, annule la différence qui distingue et hiérarchise.

Pour couronner le tout, les gourous du développement personnel et les publicitaires croient surmonter l’opposition entre norme et différence. Ils ordonnent aux individus d’être libres, leur enjoignant de devenir eux-mêmes, d’inventer leur propres normes et leurs propres rites (pourtant communs par définition), de souligner leurs différences en consommant des produits distribués partout et à tous. Ces injonctions paradoxales ont de quoi rendre fous.

Stéphanie Pahud, confrontée à ces innombrables questions, conclut avec modération. Les normes étant ambivalentes, il n’y a pas de réponse assurée. Il faut donc renoncer à l’hyper-maîtrise, à l’hyper-adaptation (…) accepter de ne pas trouver sa place, y compris celle, ajouterions-nous, de rebelle patenté.

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