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Eaux noires

Jacques Perrin
La Nation n° 2083 10 novembre 2017

Arbres gris et tourmentés, première neige, eau noire de la rivière: le film du Russe Andreï Zviaguintsev, Faute d’amour, annonce la couleur, celle du désespoir.

Aliocha rentre de l’école. Le spectateur le suit dans sa chambre. L’enfant de douze ans y éclate en sanglots. Ses parents sur le point de divorcer se disputent. Aliocha comprend qu’aucun des deux ne souhaite s’occuper de lui après la séparation et qu’il est promis à l’orphelinat. Alors il s’enfuit et disparaît. La police n’a pas le temps d’enquêter sur une fugue, elle n’entre en jeu, à ce que dit le commissaire, que si un cadavre est découvert. Un comité de volontaires du quartier entreprend des recherches sous la conduite d’une des seules personnes consistantes du lieu, qui dirige sa troupe avec calme, compétence, sans illusion, à la manière du militaire qu’il fut peut-être.

Dans ses films, dont certains sont des chefs-d’œuvre, le Retour, Elena, Léviathan, Zviaguintsev montre des Russes perdus. Nous sommes loin du défilé de la Victoire sur la place Rouge. Ils nous ressemblent, avec un reste de naïveté et de présence physique.

Dans un climat inhospitalier, les familles se décomposent, le travail est dépourvu de sens, seul le corps jouissant dispense du plaisir. Les banlieues de Saint-Pétersbourg sont moroses. Dans un open space où il est occupé à on ne sait quoi, Boris, le père, écoute les blagues stupides de son voisin. Un orthodoxe dirige l’entreprise qui n’engage aucun divorcé. Boris craint de perdre  son emploi, mais il apprend qu’il est facile de tricher. Genia, la mère, belle femme, n’est préoccupée que de soins esthétiques afin de plaire à son amant. Genia et Boris se désintéressent de leur fils; sa disparition les secoue, mais ils ne réagissent qu’en gémissant et en s’accusant mutuellement. Chacun d’eux a trouvé un nouveau partenaire: pour Boris, la blonde Macha à qui il a fait un enfant; pour Genia, un nouveau riche solitaire, privé de sa fille qui vit au Portugal. L’amour physique les détend quand leur portable ne les accapare pas. Leur univers est saturé d’écrans et de consommation, partagé entre le luxe à l’occidentale, les cantines et les centres commerciaux miteux d’aspect soviétique.

«Noir de chez noir», dit Genia pour caractériser son existence familiale. C’est l’impression que conserve le spectateur de cette histoire lente, sans amour, livrée à la fatalité. Genia ne peut transmettre l’affection qu’elle n’a pas reçue de sa mère; Boris est agacé par le blondinet que Macha a engendré, comme il l’était par Aliocha. Chez le nouveau riche,  Genia  essaie de courir sur un tapis roulant, moulée dans un survêtement aux couleurs de la Russie. Elle s’essouffle, puis s’arrête, le regard vide. Le symbole est épais, mais parlant.

Zviaguintsev sauve la mise par son sens esthétique affûté. Comme Baudelaire, il change la boue en or. Les personnages affichent une certaine robustesse ou une prestance sans emploi, y compris les jolies filles recherchant dans des restaurants luxueux un mari riche point trop ivrogne.  Maître de la lumière, Zviaguintsev sait embellir le bâtiment désaffecté, délabré et détrempé par la neige sale où Aliocha a sa «base» avec son copain Kouznetsov. Il filme avec soin l’appartement chromé du nouveau riche, à la décoration impeccable, froide et impersonnelle.

Parmi les personnages secondaires, le spectateur se souvient du petit Kouznetsov, de son père protecteur et de la «prof principale» d’Aliocha, qui efface très mal le tableau noir. Nouveau symbole?

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