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De l’appropriation culturelle

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2104 31 août 2018

Le multiculturalisme se veut l’expression d’une double égalité: l’égalité entre les individus – «à chacun sa culture» – et l’égalité entre les cultures. Il ne faut pas y voir une volonté particulière de s’ouvrir aux autres cultures. Le multiculturaliste ne veut pas connaître les autres cultures. Il veut oublier ce qu’il sait de la sienne, qu’il ressent comme un modèle obsolète dont sa raison et sa conscience l’ont heureusement détaché.

Son multiculturalisme n’est que l’extension à toutes les cultures de l’indifférence qu’il porte à la sienne.

Il peut sans doute apprécier les «productions» des autres cultures, leurs rites, leurs cérémonies nuptiales et funèbres, leurs danses, leurs jeux, leur théâtre, leurs arts. Mais, pour lui, ce sont des spectacles. Il ne sent pas qu’il s’agit d’un langage commun nécessaire aux membres de la collectivité. Il n’y discerne pas davantage l’expression des relations fondamentales qui se nouent entre la collectivité et les forces bonnes et mauvaises cachées derrière le monde visible. Et s’il les discerne, l’authenticité même de ces cultures lui apparaît comme une marque d’arriération. Elle suscite en lui le sentiment d’être un adulte face à des enfants qui gesticulent dans un univers magique.

Elle suscite aussi, du même coup, son désir de les faire accéder à la maturité. Il veut, sans en avoir conscience, imposer sa faiblesse culturelle comme les anciens européens imposaient leur force militaire.

Cet impérialisme persistant appelait la critique.Elle est venue de milieux gauchistes. On l’a vu l’an passé, avec l’affaire du bal de l’école des HEC de Lausanne, organisé sur le thème «Masaï Mara», du nom de cette réserve nationale kényane où vivent les Massaïs. L’Association féministe de l’Université de Lausanne (AFU) ne l’entendait pas ainsi et le fit savoir: «Les Massaïs (peuple semi-nomade d’Afrique de l’Est) se battent pour conserver leurs terres et leur culture, rien à voir avec vos fantasmes d’atmosphère magique, de couleurs de braise et de brume fumante de la savane sereine. Vous êtes racistes.» Certains y virent «une manifestation de plus de la colonisation», d’autres dénoncèrent une «appropriation culturelle», c’est-à-dire la mainmise sur des réalités culturelles qui ne leur appartenaient pas dans le seul but de satisfaire un vain désir de consommation inédite et piquante.

Dans la même veine, on vient d’apprendre le retrait du spectacle Kanata, qui retraçait l’histoire des premiers occupants du Canada. Il le faisait pourtant de leur point de vue, dénonçant la négation de leur culture et la politique d’assimilation forcée du gouvernement de l’époque. Pourquoi donc le retirer? De l’avis des opposants, il s’agissait d’une récupération inadmissible de la souffrance des indigènes. De plus, comme le déclarait un «collectif» d’artistes amérindiens, la troupe ne comptait aucun comédien autochtone.

L’AFU, trop heureuse de se trouver un sujet d’indignation et de faire un événement international de cette affaire dérisoire, tient un discours ridiculement disproportionné. Soit dit en passant, l’AFU montre qu’elle-même n’est pas exempte de tout impérialisme quand elle applique les concepts spécifiques du gauchisme occidental au combat des Massaïs. Quant à l’affaire Kanata, elle apparaît comme une querelle interne entre deux chapelles plus ou moins radicales du politiquement correct.

Il n’empêche qu’ils ont raison d’affirmer que chaque culture est unique et originale, irréductible à toute autre. C’est elle qui transforme en peuple un ensemble brut d’individus (pour autant qu’un tel ensemble puisse exister). Toutes n’offrent sans doute pas la même richesse, la même diversité, la même unité. Certaines sont dans la force de l’âge, d’autres sont percluses de combats idéologiques, aliénées par les excès touristiques ou assujetties à un occupant étranger. D’autres encore semblent à bout de forces, comme si elles avaient tout donné.

Imaginons la culture d’un tout petit peuple vivant en autarcie sur un territoire exigu: même si les mœurs de ce peuple sont brutales ou incompréhensibles, même si sa créativité se limite à l’ornementation des objets courants, à la fabrication d’armes rudimentaire et à quelques comptines pour endormir les enfants, cette culture représente, par rapport à la sauvagerie absolue, une avancée décisive et un indice de son humanité.

Il faut manquer de sensibilité et d’intelligence pour la mépriser et, a fortiori, pour s’imaginer qu’on peut, d’un coup d’un seul, y substituer la sienne propre.

On attend de l’AFU, et de tous les pourfendeurs de l’appropriation culturelle, qu’ils manifestent un engagement aussi intransigeant à propos de la défense et de la valorisation des cultures européennes – notamment celles des cantons suisses –, qui résistent tant bien que mal aux assauts de la modernité mondialisante.

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