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Bruno Latour et la sociologie constructiviste

Valentine Perrot
La Nation n° 2104 31 août 2018

Certains lecteurs de La Nation n’ont peut-être pas une connaissance approfondie de la sociologie. Cela peut se comprendre du fait que cette discipline est bien souvent déconsidérée. La sociologie est une science relativement récente. Emergeant à la suite de la Révolution française, elle a constamment questionné et ébranlé les fondements sociaux.

Au XIXe siècle, l’Ancien Régime est aboli, la religion recule et les hommes croient pouvoir créer une nouvelle société conforme à leurs aspirations. Les repères d’antan sont balayés et deux types de personnalités s’affrontent: les révolutionnaires «de gauche» désirent imaginer de nouveaux repères tandis que les contre-révolutionnaires «de droite» privilégient le retour aux normes d’antan. La sociologie évolue, donnant naissance à de nombreux courants.

Il y a d’abord le pôle holiste. Le holisme met en évidence le fait que la société préexiste aux individus. Les coutumes, les traditions et les mœurs s’imposent à eux. A la naissance, l’individu est d’emblée inscrit dans un héritage structurel et culturel.

Le second pôle est celui de l’actionnisme. Il attire les auteurs prônant la responsabilité individuelle. Le pôle actionniste prétend que la société est subordonnée aux individus rationnels et maîtres de leur destin. Le peuple trouvait le système d’Ancien Régime trop pesant. Dès que celui-ci eut été détruit, il fallut trouver des fondements sociaux nouveaux. La figure de l’individu fut mise au centre. Ensuite, il s’agissait de déterminer comment des individus libres pouvaient tenir ensemble et faire société. Jean-Jacques Rousseau pensa fournir une réponse dans Le Contrat social, œuvre dans laquelle il mettait en évidence la nécessité d’un consensus unanime entre les hommes pour que des êtres différents puissent cohabiter dans la paix.

Au fil du temps, nous constatons que ces deux approches, le holisme (vertical) et l’actionnisme (horizontal), se disputent toujours afin d’obtenir le monopole du savoir et de l’explication sociologique. Elles se subdivisent: le holisme donne naissance au structuralisme et au fonctionnalisme, l’actionnisme engendre l’interactionnisme.

Le présent article se penche sur le constructivisme, avatar de l’interactionnisme qui admet que les interactions réciproques des individus constituent la société.

La théorie constructiviste postule que la société elle-même est une construction de l’esprit humain. La société n’est en aucune façon une donnée «naturelle». Tout est culturel; la réalité n’est pas ce que nous voyons en face de nous, mais ce que notre esprit construit et nous donne à voir. Le constructivisme est une forme moderne de kantisme. Kant pensait que la connaissance des phénomènes est rendue possible par des constructions mentales opérées par l’homme.

Une conception extrémiste du constructivisme est représentée par le sociologue français Bruno Latour. Celui-ci pousse l’affaire si loin qu’il prétend que des phénomènes naturels tels les microbes, par exemple, ou certaines maladies, n’ont pas existé avant que la science ne les ait découverts et nommés. Il n’y avait pas de tuberculose avant que Robert Koch n’ait mis en évidence le bacille tuberculeux en 1882. Les phénomènes naturels n’existent qu’au terme d’une construction opérée par des scientifiques en laboratoire.

Latour s’oppose à Emile Durkheim, père de la sociologie française, lequel postule qu’«il faut traiter les phénomènes sociaux comme des choses extérieures à l’homme». Dans son article paru en 2006, Le Grand Léviathan s’apprivoise-t-il ?, rédigé en collaboration avec le sociologue Michel Callon, Latour met en avant la manière dont les phénomènes sociaux se construisent en interaction avec d’autres. Callon et Latour reprennent le Léviathan de Hobbes, monstre biblique représentant l’Etat, le souverain. Le Léviathan peut figurer n’importe quelle institution d’envergure. Au fur et à mesure qu’il grossit, il tend à la toute-puissance en écrasant ses concurrents et en formant une institution totalitaire.

Prenons par exemple le Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV): cette institution organise de multiples interactions et rapports entre médecins, infirmiers, malades, étudiants, traitements, matériel hospitalier, bâtiments, réseaux informatiques, etc. Selon Callon et Latour, il ne faut plus distinguer au sein des Léviathans les humains et les objets, car ceux-ci peuvent déterminer les comportements humains, comme par exemple la vitre au guichet de la banque qui marque la distance entre les employés et les clients.

Nous nous demandons si l’effacement de l’opposition nature/culture et hommes/objets ne va pas trop loin. L’idée que tout fait observable naturel est une illusion accorde trop d’importance à la capacité humaine de modifier la nature, voire de l’ignorer totalement. La théorie de Latour est réductionniste et ne prend pas en compte les phénomènes plus larges, tels les modifications et catastrophes naturelles. La Terre existait avant les hommes et elle évoluait par ses propres moyens.

Bruno Latour se consacre depuis quelques années à la peinture; il expose ses œuvres à Paris et se penche désormais sur l’esthétique et les arts. Néanmoins, ses théories ont encore un impact certain sur la sociologie contemporaine.

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