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La loi humaine selon Dostoïevski

Lars Klawonn
La Nation n° 2106 28 septembre 2018

Crime et châtiment est un roman qui touche par son humanité. Paru en 1865, il raconte l’histoire d’un jeune étudiant sensible et intelligent qui doit arrêter ses études par manque de moyens financiers. Criblé de dettes il s’enfonce dans la pauvreté et la solitude. Sa santé se dégrade, il subit des poussées de fièvre. Hanté par le spectre de l’échec, Raskolnikov commet l’irréparable: il planifie et exécute l’assassinat de sa prêteuse sur gages. Surpris par la sœur de la victime, qui apparaît de manière imprévue sur le lieu du crime alors qu’il est encore en train de dérober les objets de valeurs, il décide de l’assassiner avec une cruauté inouïe, elle aussi. C’est le début du roman.

Tout au long du récit, non seulement Raskolnikov ne regrette pas son acte, mais l’assume totalement, le justifie même. «Mon crime? Quel crime? […] Celui d’avoir tué une affreuse vermine malfaisante, une vieille usurière nuisible à tout le monde, un vampire qui suçait le sang des malheureux.» Longtemps, il n’est même pas soupçonné. Seul le juge d’instruction parvient à le démasquer. Il lui demande d’avouer, mais faute de preuves formelles, Raskolnikov continue de nier.

Dans Crime et Châtiment, point de descriptions. D’entrée de jeu, Dostoïevski nous place au plein milieu des passions et des pulsions. De Saint-Pétersbourg, où se déroule l’histoire, on n’aperçoit que des rues, des maisons, des concierges, des tavernes et des appartements dans lesquels se déroulent de longues scènes de dialogues. Le narrateur, autrement dit l’auteur, s’efface totalement derrière l’intrigue. Au lieu de juger ses personnages, il cherche incessamment à les étoffer par mille détails. Raskolnikov est contradictoire, délirant, perdu, fou, colérique, violent mais aussi généreux, capable de compassion et même d’amour.

Ce qui est proprement fascinant, c’est que le romancier russe semble posséder une espèce de magnétisme instinctif qu’il transmet à ses personnages, exalté qu’il est, et littéralement envoûté, emporté par son récit. Ce n’est pas chez lui la description d’un monde bourgeois, comme par exemple chez Mauriac, Flaubert ou même Balzac. Ses personnages appartiennent au contraire à un milieu pauvre, peuplé des personnages blessés par la société et déchus. Ils se battent pour la survie dans un monde féroce mais restent liés au monde ancien, à la noblesse et à l’honneur. La vision de Dostoïevski est une vision éminemment christique, à mille lieues de l’idéologie victimaire et de l’humanisme mielleux qui domine les débats aujourd’hui.

Pour une large part, la fiction s’imprègne du vécu de l’écrivain, ce qui est, me semble-t-il, le propre de toute grande œuvre littéraire, car au fond, on ne sait raconter véritablement que ce que l’on ressent. Fils d’un médecin militaire, Fédor Dostoïevski naît à Moscou en 1821. Sa vie est marquée par la pauvreté et la violence. Son père se fait assassiner en 1839. En 1844, il quitte l’armée qu’il a servie en tant qu’ingénieur militaire et se met à écrire. Il est endetté et souffre de crises d’épilepsie. En 1849, il se fait arrêter et condamner pour avoir appartenu à un cercle de jeunes libéraux. Comme son personnage, il doit passer plusieurs années de travail forcé en Sibérie. Il sera réincorporé dans l’armée et rentrera en Russie en 1859 où il reprendra l’écriture. Malgré le succès considérable de Crime et Châtiment, il perd de l’argent à cause de son faible pour les jeux et les casinos.

Crime et châtiment est construit autour de deux histoires qui se développent en parallèle, d’une part le roman policier et, de l’autre, le roman de famille. Par une lettre de sa mère, Raskolnikov apprend le projet de mariage de sa sœur qu’il désapprouve vertement. Il parvient même à le faire échouer en démasquant la bassesse et la vanité du fiancé. Ces deux histoires finissent par se croiser lors de l’aveu qu’il fait de son crime à Sonja, la femme qu’il aime et dont il a aidé la famille après le décès accidentel du père de celle-ci. Raskolnikov n’est pas un assassin froid. A un moment donné, il éprouve le besoin très humain de se confier à un être humain. Sonja ne le juge pas. Elle comprend sa détresse et éprouve de la compassion pour lui tout en l’implorant de se rendre. Quand elle lui demande: «Comment se fait-il que vous vous dépouilliez pour les autres quand vous avez tué pour voler?», elle lui pose la question de sa vie, la même que Dostoïevski pose au cœur même de son roman, celle de l’être humain écartelé, capable de faire le bien et le mal. A cette question, Dostoïevski ne donne pas de réponse, ce qui est tout sauf une faiblesse.

En revanche, il montre bien que son personnage n’a pas tué pour l’argent mais pour une thèse. Les socialistes qu’il cite pensent que «le crime est une protestation contre une organisation sociale anormale» et que dans une société juste et parfaite, il n’existera plus. Cette théorie, qui fait fi de la nature de l’homme, et à laquelle nous devons le culte de la victimisation du criminel qui n’admet pas au crime une autre cause que l’injustice sociale. Or Raskolnikov refuse l’idée qu’il a tué parce qu’il manquait d’argent. Lorsqu’il explique à Sonja la raison de son crime, il dit ceci: «Ce n’est pas pour venir au secours de ma mère que j’ai tué, ni pour consacrer au bonheur de l’humanité, la puissance et l’argent que j’aurais conquis; non, non, j’ai simplement tué pour moi, pour moi seul.»

Un article qu’il a publié avant son crime corrobore la thèse de Raskolnikov selon laquelle l’humanité serait divisée en «troupeau» et en «individus extraordinaires». Cela fait de lui un héros anti-moderne. Il ne se pose pas en victime ni ne justifie les moyens par la fin. Sa tragédie consiste en ce qu’il a cru être un homme extraordinaire, au-dessus de la loi, et qu’il a dû reconnaître ensuite qu’il ne l’est pas parce qu’il n’a pas réussi à «commencer une nouvelle vie», à «devenir indépendant». Il a subi un échec et c’est précisément l’humiliation de cet échec qui pèse sur son âme.

Dostoïevski nous fait retrouver le vrai sous les couches épaisses du délire idéologique d’un humanisme nauséabond qui cultive la victimisation et justifie tous les moyens pour faire progresser l’humanité posée sous l’étoile brillante de la Révolution permanente.

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