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Mystérieuse présence du mal

Jacques Perrin
La Nation n° 2106 28 septembre 2018

Il nous arrive à tous d’être malheureux, voire de désespérer. Il nous arrive aussi d’infliger à autrui des désagréments ou des souffrances. Nous faisons ainsi l’expérience du mal.

Le mal existe et pourtant ce n’est pas une chose. Bien que le substantif «mal» figure dans le dictionnaire, le mal n’a rien de substantiel. C’est ce paradoxe qu’examine en détail François-Xavier Putallaz dans un livre sobrement intitulé Le Mal (éd. Du Cerf 2017). L’orientation philosophique de M. Putallaz est claire; il qualifie saint Thomas d’Aquin de guide très précieux

Parler du mal est difficile; il s’agit de se tenir en équilibre sur un chemin de crête, de penser à la fois le mal et le malheur sans les confondre, en penchant légèrement sur le versant objectif. L’auteur y parvient. Son livre allie clarté pédagogique et profondeur. Il ne dissimule pas les difficultés et les impasses.

Le mal ressemble à un trou. Il est impossible de parler d’un trou en lui-même. On ne peut que le circonscrire en décrivant, par exemple, la toile et les franges du jeans autour d’une déchirure, et la cuisse bronzée qu’elle laisse entrevoir. Le trou lui-même n’est rien, comme le mal, qui n’a ni essence ni définition. Celui-ci ne se comprend que relativement au bien qu’il détruit. La cécité n’est objectivable que par rapport à la vue et à Pierre qui l’a perdue. Le bien est toujours premier. Le mal le présuppose; il est la privation d’un bien dû. Un homme normal possède la vue, un jean neuf n’a pas de trou (quoique ces temps le jean troué soit à la mode, le mal séduit…).

Le mal est dans les choses, mais il n’est pas une chose qu’on puisse pointer du doigt. Et pourtant il existe, il fait mal. Il ne faut voir ici nulle contradiction. Le bien et le mal ne sont ni des contradictoires ni des contraires. Si l’on supprime Pierre l’aveugle, sa cécité disparaît avec lui. Il y a tout de même un paradoxe dû au fonctionnement du langage. L’intelligence ne connaît que ce qui est. La connaissance s’exprime par des mots. Quand on nomme le mal, ne serait-ce qu’en affirmant qu’il est privation, on semble le chosifier. Il faut composer avec ce paradoxe, le tenir sans faillir, dit M. Putallaz. Le mal n’est pas un étant, mais il est vrai que Pierre est aveugle, que mon jeans a un trou, ou que je suis malade. Le mal se nourrit du bien, il est un parasite sans même en avoir la teneur.

Le bien et l’étant sont identiques; ils désignent la même chose selon deux sens distincts. L’étant est l’acte d’être; le bien est l’objet de la volonté, d’une inclination naturelle ou délibérée, choisie ou non. Tout ce qui existe est bon par le simple fait d’être. Le mal est ce que nous fuyons parce qu’il nous prive d’un bien que nous désirons. On le désigne le plus souvent par des préfixes négatifs a- dés- in- : aphone, désintégré, désordonné, insuffisant, incapable, etc. Un tremblement de terre n’est pas un mal en lui-même; il est mauvais à cause des destructions qu’il opère ou des personnes aimées dont il nous prive.

Après avoir distingué le mal objectif (un désordre), la connaissance du mal (le diagnostic), la réponse affective au mal (la souffrance, la tristesse), l’auteur démontre l’indépendance relative de ces trois pôles. L’expérience vécue du mal n’en fournit pas forcément une connaissance exacte, la sincérité ne garantit pas la vérité. A l’inverse, connaître le mal, ce n’est pas encore en souffrir. Puis le philosophe nous invite à éviter certaines confusions et certaines erreurs symétriques commises lorsque nous sommes confrontés au mal.

M. Putallaz met en garde contre l’écueil consistant à nier ou édulcorer l’existence du mal objectif en le considérant comme un moment du bien, produisant l’harmonie des contraires, comme l’ont fait Héraclite, Hegel et Marx. A l’inverse, il ne faut pas non plus chosifier le mal en imaginant qu’un dieu (celui du mal) le fabrique ou qu’un individu très méchant (Hitler…) le produit. C’est une autre manière d’arriver au même but: quand le coupable aura été anéanti, le mal n’existera plus, croit-on.

Le philosophe rejette deux stratégies visant à conjurer le malheur: celle d’abord qui escamote la cause en disant qu’il y a plus malheureux que moi, puis celle qui s’imagine se débarrasser du mal en calmant la douleur et la souffrance, comme l’épicurisme et le bouddhisme: Réduire l’importance subjective du mal ne l’a jamais supprimé.

M. Putallaz examine aussi les rapports entre le mal commis et le mal subi, relevant d’abord que le mal volontaire s’infiltre dans le monde sous l’apparence du bien. Celui qui fait le mal prétend faire le bien. Deux attitudes sont à éviter: la culpabilisation d’une part, qui rapporte le mal subi au mal commis (qu’ai-je fait pour mériter ça ?), et la victimisation d’autre part, qui excuse le mal commis par un mal subi antérieurement.

L’ouvrage de M. Putallaz est plus riche que le résumé que nous venons d’en faire. Membre de comités d’éthique et de bioéthique, l’auteur a des choses raisonnables à dire sur l’euthanasie, le suicide assisté ou le diagnostic préimplantatoire.

Dans le dernier chapitre consacré à la production du mal et à l’attrait qu’exerce celui-ci en tant que bien apparent, le philosophe critique les idées d’Hannah Arendt sur la banalité du mal. Il lui reproche, comme à Socrate et Kant, un certain intellectualisme. Il ne suffit de savoir penser pour éviter de faire le mal. C’est la volonté qui est ordonnée au bien la première. Le mal ne ferait souffrir personne s’il n’existait pas un élan vers le bonheur absolu. Mais nous ne sommes pas au paradis. Parfois nous délibérons mal et choisissons les mauvais moyens pour parvenir à une fin bonne. Parfois – c’est plus grave – notre volonté est désaxée, elle ne marche pas droit. Elle incline vers des biens relatifs (la triade sexe, pouvoir, argent) dont elle fait des idoles qui usurpent la place de l’absolu.

Pourquoi le mal? Examinant cette question lancinante, M. Putallaz quitte le terrain de la philosophie. Comment expliquer la coexistence du mal avec l’amour divin? Quand il fait le bien, l’homme est cause seconde, car il prend appui sur Dieu, cause première de tout ce qui est bon. Quand il commet un péché, l’homme est cause première, car Dieu ne veut ni ne fait le mal – Dieu permet le mal seulement si un bien plus grand peut en surgir. Seule la Grâce divine est en mesure de rectifier la volonté désaxée. M. Putallaz se heurte au mystère de la présence du mal et suspend sa réflexion pour laisser place à une méditation sur le Délivre nous du mal ! du Notre Père.

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