Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Une passion à Sigtuna

Bertil Galland
La Nation n° 2129 16 août 2019

Suède, été 2019

Entre l’aéroport d’Arlanda et Stockholm, une route se détache à droite vers Sigtuna. Durant des siècles ce fut un haut lieu de l’esprit. Un charmant bourg endormi cache dans les forêts les battements d’une culture du Nord. Un ancien monastère dominicain y forma des archevêques luthériens, y rassembla des humanistes, enseigna de nouvelles générations. Aujourd’hui un écrivain de 43 ans, Alex Schulman, que l’Europe va découvrir, y situe un récit véridique, un nœud familial baptisé roman, situé dans une trilogie. Il fascine aujourd’hui la Suède par son mordant subtil, la mise en scène minutieuse de sa propre vie quotidienne, un style de petites phrases apparemment coulantes et très contemporaines qui parviennent à happer les paysages, les angoisses, les exigences de l’écriture. Celle de Schulman a de qui tenir.

La presse répercute un scandale fascinant, un chapitre ignoré de la littérature suédoise qui implique une femme et deux grands noms du XXe siècle, Sven Stolpe (1905-1996, 94 livres) et Olof Lagercrantz (1911-2002, essayiste, poète et rédacteur en chef de Dagens Nyheter). Je les ai beaucoup lus l’un et l’autre. Avec chacun des deux j’ai noué naguère de brefs contacts personnels. De Lagercrantz, rencontré chez lui à Drottningholm, près du petit théâtre royal où Bergman tourna La flûte enchantée, j’ai traduit et édité en français des poèmes. Mais je croyais oubliés ses acerbes affrontements publics avec Stolpe, dont par ailleurs j’ai conservé un petit message qu’il m’a envoyé en 1985 – sur et contre Lagercrantz! La Suède se passionna pour ces écrits en duel, l’homme de droite contre l’ami d’Olof Palme. Cet échange cachait une rivalité plus intime qui a touché au tragique.

Bränn alla mina brev, «Brûlez toutes mes lettres»1, est le titre du livre tout récent que Schulman, blogueur fort connu ces dernières années pour ses attaques sans pitié contre des notables suédois, voue à ces deux figures du passé. Il a saisi cette occurrence pour changer de ton et découvrir, par un portrait de sa propre famille, la musique d’une longue confidence, comme nouvelle voix de son temps.

A Sigtuna, l’illustre fondation, vient séjourner et travailler en été 1932 un professeur de 27 ans, Sven Stolpe. Il ne s’est pas encore révélé en biographe, en essayiste, scrutant la scène suédoise de la reine Christine à Strindberg et révélant son catholicisme influencé par les Français, oiseau rare du Nord, fécond, impérieux. Rapace? Dans ses recherches à Sigtuna, un mois de juin, il est accompagné de Karin, sa femme âgée de 23 ans (son père médecin recevra le prix Nobel). Du beau monde. Alex Schulman portera le poids d’être le petit-fils de ce couple. Troisième présence en ce séminaire: un étudiant de Stolpe, Olof Lagercrantz, 21 ans.

L’amour coupable entre Olof et Karin est immédiat, foudroyant. Pour la vie, Sigtuna laissa à chacun des trois sa brûlure. Mais la trace de passages caviardés dans le journal de Lagercrantz et ses lettres à l’aimée n’ont pas été livrés aux flammes et les faits retentissent aujourd’hui. En fait Karin échappa de justesse à la mort. Car Olof, sans moyens ni logis hors de sa famille aristocratique, la supplia de le rejoindre. De se sauver. C’était impensable. Fou de rage, Stolpe parut la convaincre et la ramena dans sa belle Chrysler à leur domicile, mais voici l’acte crucial: d’un coup de volant vertigineux à côté de Karin, il risqua un meurtre par un accident de voiture suicidaire. Le véhicule s’écrasa et prit feu. L’écrivain ne cessera de décrire comment, héroïque, il parvint à sauver sa peau. Silence sur Karin. Elle reprit place au foyer. Toute sa vie d’épouse reconquise, la grand-mère d’Alex Schulman, gravement brûlée, portera au cou la cicatrice d’un carré de peau qu’on préleva de sa cuisse pour lui refaire un visage.

L’écrivain d’aujourd’hui, dans son livre dédié au souvenir bouleversé de cette femme, avoue s’angoisser parfois en percevant chez ses jeunes enfants, face à lui, des signes de peur. Son propre comportement, ou son blog agressif qui l’a fait connaître en Suède, exprimeraient-ils un fond de méchanceté totale hérité de Stolpe? La fille de celui-ci, mère de Schulman, femme brillante, devint alcoolique, sujet d’un autre livre de la trilogie. Mais ne devait-elle pas au vieil écrivain prolixe son malheur?

Notes:

1  Alex Schulman – Bränn alla mina brev. Sur sa mère: Glöm mig (Oublie-moi). Sur son père: Skynda att älska (Hâte-toi d’aimer). Ed. Bookmark, Stockholm. Seront sans doute traduits.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: