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Survivre à l’Anthropocène

Jacques Perrin
La Nation n° 2135 8 novembre 2019

Dominique Bourg est un philosophe français soucieux d’écologie. Il a enseigné à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne. En 2019, candidat au Parlement européen sur la liste Urgence écologie, il n’a pas été élu. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il a conçu avec M. Alain Papaux un Dictionnaire de la pensée écologique (PUF, 2015).

Dans Une nouvelle Terre (Desclée de Brouwer 2018), M. Bourg avance que, depuis la Révolution industrielle, l’humanité est entrée dans une nouvelle époque géologique appelée Anthropocène (du grec anthrôpos = homme). L’homme est devenu le principal facteur de changement géologique et a déclenché un effet boomerang. Le système-Terre ne se laisse pas faire, il répond aux agressions par le réchauffement climatique, la fonte des glaces, les tsunamis, les cyclones, la sécheresse, les canicules à répétition. L’épuisement de la Terre résulte de l’exosomatisation (du grec exo = hors de et sôma = corps), processus par lequel l’homme prolonge ses capacités organiques de mouvement et de connaissance en fabriquant des outils et des machines. Il peuple le monde d’artefacts, du silex taillé au téléphone portable, en passant par les lunettes, les voitures et les satellites. Depuis 1950, l’exosomatisation s’accélère. L’homme exploite sans limite les dons de la Terre; tout est ressource pour lui, animaux, végétaux, minéraux, voire ses frères humains. Il inflige à la Terre des dommages affectant les conditions même de la vie, rendant son habitabilité problématique. Nous risquons un effondrement accompagné de troubles géopolitiques.

L’auteur voit une porte de sortie dans le domaine spirituel. La spiritualité définit notre manière d’entrer en relation et d’agir avec ce qui nous est extérieur. Afin que nous nous accomplissions en tant qu’hommes, elle fixe les modèles à suivre et les fins ultimes. L’Occident moderne considère la nature comme un ensemble de matériaux transformables. L’accomplissement de l’homme consiste en une consommation infinie de biens. Ce modèle-là n’est plus tenable. Il nous a été inspiré par une mauvaise interprétation de la Genèse selon laquelle Dieu a voulu que nous dominions la nature. Savoir, c’est pouvoir, a dit Francis Bacon, et Descartes nous a incités à devenir maîtres et possesseurs de la nature. L’histoire de l’Occident fut déterminée par ces idées. Le productivisme communiste enchaîna sur la Révolution industrielle, la bombe atomique américaine répondit à l’agression japonaise et à la guerre technique absolue menée par les Nazis. En outre, les guerres de religions du XVIe siècle divisèrent les chrétiens. Le salut s’obtenait-il par les œuvres ou par la grâce divine? Pour reconstruire la société, les philosophes du XVIIe imaginèrent un état de nature duquel les individus s’extrayaient en se liant par contrat à leurs congénères. Le seul bien sur lequel ils s’accordaient était la poursuite collective du bonheur matériel en vue de l’enrichissement de chacun.

L’encyclique du Pape François Laudato si’ réagit fortement contre les conséquences destructrices de l’idéologie moderne. L’homme n’est pas le maître de la nature, mais son intendant, son jardinier. Le message papal, qui incite à l’autolimitation et à la bienveillance envers toutes les créatures de Dieu, rejoint la pensée de Bourg. Ce dernier prône le panenthéisme. Dieu n’est pas la nature, mais il est présent à toute la nature. Les animaux, les végétaux et les minéraux lui rendent tous gloire. Il faut retrouver l’unité de l’homme et de la nature et refuser l’opposition cartésienne entre sujet et objet, substance pensante et substance étendue. La réciprocité est première. Pas de je sans tu. Un enfant survit grâce aux bons soins de ses parents. Recevoir implique rendre. Pour préserver l’écosystème, il n’est pas nécessaire d’inventer une nouvelle religion syncrétique, cherchant noise aux religions existantes. La pluralité religieuse offre suffisamment de ressources spirituelles pour dépasser le dualisme.

Le narcissisme humain a été blessé quatre fois: depuis Galilée, l’homme n’est plus le centre du monde; Darwin lui a appris qu’il est parent du singe; Freud a montré que son inconscient le régit en partie et voici que la nature lui fait payer son appétit de domination. Les modernes ont substitué à toutes les modalités de jugement (vrai et faux, bien et mal, beau et laid, juste et injuste) le seul critère du profit. Tout acte et tout individu sont évalués en fonction de ce qu’ils rapportent. Au début, les efforts humains concentrés sur l’économie ont produit un quasi-miracle en Occident. Les besoins vitaux ont été satisfaits et le niveau de vie de chacun s’est élevé. Seulement, les Occidentaux, rejoints par les Asiatiques, se sont mis à consommer plus que ne l’autorise une planète finie. La consommation est devenue addictive. Des besoins superflus ne cessent d’être instillés dans les esprits par la publicité en vue d’assurer la croissance économique. Le pouvoir de l’État a diminué au profit de celui des multinationales et des envies d’individus choyés, dont les droits à tout et n’importe quoi se multiplient.

Dominique Bourg nous invite à limiter nos désirs. La volonté humaine de domination doit désormais laisser place à un nouveau critère: la capacité d’éprouver du plaisir et de la peine, qui met tous les êtres vivants à égalité. La science pure sera réhabilitée au détriment des technosciences soumises du marché. Les résultats des études scientifiques qui révèlent les conséquences néfastes de notre avidité seront pris en compte.

Les biens communs (le climat, les forêts, l’eau, etc.) méritent de se voir accorder une personnalité juridique. Les crimes nuisibles à l’habitabilité de la Terre, les écocides, seront punis. Dans cette lutte, le discernement aura sa place. Bourg se méfie du véganisme; la chasse, l’élevage, le dressage, pratiqués dans le respect des animaux, sont utiles. L’intelligence artificielle n’est pas si dangereuse qu’on l’imagine; création humaine, elle peut être débranchée parce que dépendante des réseaux d’énergie.

Dans Une nouvelle Terre, Dominique Bourg est selon ses propres termes en plein tâtonnement. Il adopte un ton modéré. Si l’homme réduit ses prétentions matérielles et tente de se libérer de sa dépendance consumériste, il sera sans doute exposé à une anxiété plus vive. Pour atténuer celle-ci et retrouver la vie simple, il ne devra plus avoir honte de sa spiritualité et s’en portera mieux.

Bientôt nous résumerons le tout dernier ouvrage de M. Bourg, Le Marché et l’humanité (PUF 2019), plus politique et plus agressif. Nous réservons nos critiques pour plus tard.

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