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Patron, premier employé ou parachutiste?

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1809 27 avril 2007
«Nul autre entrepreneur (…) n’aura à ce point incarné un destin, une entreprise, une cause aussi», écrit Mme Elisabeth Eckert à propos de Pierre Arnold, qu’elle n’hésite pas à désigner comme l’«âme de la Migros» (1). Ces formules expriment sous une forme religieuse les liens vitaux qui unissaient ce grand patron, décédé le 25 mars, à son entreprise. Il est rare en effet de voir une maison de la dimension de la Migros à ce point personnalisée.

L’«incarnation» de l’entreprise par une personne donne une unité sans pareille à l’ensemble, suscite l’engagement passionné des collaborateurs, rend possible des changements de cap rapides, réduit au minimum les pesanteurs administratives et crée une relation affective avec le client, lequel finit par se sentir lui-même membre de l’entreprise.

Le défaut principal est celui de toute légitimité charismatique qui est de faire de la succession une opération à peu près impossible. Le patron charismatique a de la peine à concevoir l’existence de l’entreprise sans qu’il en soit à la tête: après lui, le déluge! De plus, son successeur souffrira durablement des comparaisons que luimême et les autres ne manqueront pas de faire: qui d’autre que Pierre Arnold peut faire du Pierre Arnold?

Il vaut donc peut-être mieux, sur la durée, avoir des patrons moins flamboyants mais pénétrés du sentiment que l’entreprise est plus que l’extension de leur personne. Pour un vrai patron, l’entreprise est son affaire, mais c’est aussi son affaire de veiller à ce qu’elle ne finisse pas avec lui. C’est un souci naturel, lié au caractère communautaire de l’entreprise, particulièrement fort et évident dans une entreprise familiale.

Aujourd’hui, cette évidence a passé au second plan. On a vu apparaître un type nouveau de directeur, surtout dans les grandes entreprises. Ce directeur met des compétences, parfois considérables, au service des actionnaires. Il travaille énormément, y sacrifie parfois sa vie de famille. Mais il fait cela à la manière d’un employé. C’est le premier employé de l’entreprise. Il fait fort bien son travail, mais dans un cadre donné. De l’entreprise comme telle, de son destin, il ne se sent nullement responsable.

Si l’occasion s’en présente, il est d’ailleurs prêt à partir vers d’autres cieux. La fidélité inconditionnelle d’un Pierre Arnold à son entreprise, sentiment qu’on retrouve d’ailleurs chez beaucoup d’employés, est une notion vide de sens pour ce type de directeur. Son passage dans l’entreprise ne représente pour lui qu’une ligne sur son curriculum vitae.

Cette conception néglige la raison d’être essentielle de la direction, sa fonction première, celle du capitaine qui tient le tout en main, veille à la bonne marche du navire au jour le jour, scrute l’horizon, compte les forces et tire la synthèse.

Ce manque n’apparaît pas immédiatement, car l’entreprise peut poursuivre sa route assez longtemps sur la lancée des décisions antérieures. C’est la force d’inertie: les fournisseurs fournissent, les employés produisent, les clients continuent de venir par habitude. Mais l’absence de vision personnelle et de volonté créatrice au sommet engendre une sclérose de l’entreprise, une difficulté croissante à changer de cap, une démotivation des cadres et des employés, un éloignement progressif de la réalité du marché. Vienne une crise et cette discrète dégénérescence apparaîtra au grand jour. Pierre Arnold avait une puissance de conviction, d’imagination et de travail telle qu’il arrivait à donner vie et cohérence à l’hétéroclite notion de «capital à but social». Lui disparu, il ne subsiste plus qu’une énorme machine orange dirigée par les chiffres.

Cette dégradation de la notion de direction a engendré dans certains esprits le sentiment que l’économie fonctionne toute seule et que les sièges au conseil d’administration sont simplement des récompenses pour «services rendus». C’est ainsi que des entreprises florissantes se sont vues confiées à d’aimables, quoique avides, joueurs de Monopoly qui «diversifiaient», «acquéraient», «restructuraient» ou «délocalisaient» au gré de l’inspiration économique que leur proposaient les caprices idéologiques du moment.

L’aboutissement de cette dérive, ce fut Swissair, ou Vivendi, ou tant d’autres. Son emblème, c’est le «parachute doré».

Le capitaine, image traditionnelle, coule avec son bateau. A tout le moins, il reste le dernier sur le pont. Ces membres du conseil d’administration qui arrachent une «indemnité de départ» pharamineuse à l’entreprise avant qu’elle ne tombe en faillite évoquent un capitaine sautant le premier dans la barque de sauvetage pour échapper à un naufrage qu’il aurait, par hypothèse, lui-même causé. A un tel directeur, on peut donner tous les noms qu’on voudra, sauf celui de patron.


NOTES:

1) «Ame de la Migros d’origine, Pierre Arnold n’est plus», Elisabeth Eckert, 24 heures du 27 mars 2007.

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