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Une certaine presse...

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1862 8 mai 2009

M. Jean-Marie Vodoz, ancien rédacteur en chef de 24 heures, nous écrit pour déplorer la façon cavalière dont La Nation traite les journalistes. C’est vrai qu’en ce domaine nous recourons un peu facilement aux généralisations: «une certaine presse», «l’ensemble des médias», «le petit monde journalistique», «les journalistes aux ordres», «l’intelligentsia médiatique», etc. Philippe Hubler qualifiait l’empire Lamunière de «socialo-ploutocratique». Le soussigné avoue quant à lui une certaine affection pour «l’officialité politico-médiatique», qui donne le sentiment grisant de découvrir un sordide complot maçonnique.

On se fait plaisir, mais ça ne fait pas vraiment avancer les choses. Une formule polémique, comme une robe extravagante, ne doit servir qu’une fois. L’auteur qui veut faire de la polémique en empilant d’anciens bons mots est sûr de ne convaincre personne et d’en irriter plus d’un.

On accordera toutefois à La Nation qu’elle n’utilise jamais l’expression «marx merdias» chère à certains journaux de la droite française.

«Une certaine presse»? Il ne s’agit évidemment pas du journaliste d’investigation accroché au fait comme le bouledogue à son os, obsédé d’exactitude et prêt à traverser l’Europe pour vérifier une référence1. Il ne s’agit pas non plus des rubriques de réflexion mises à la disposition de plumes libres et originales, Marie-Hélène Miauton, Beat Kappeler ou Uli Windisch. Il ne s’agit pas davantage de la presse syndicale, professionnelle, associative ou partisane qui défend des intérêts particuliers, ni des organes d’opinion qui décryptent l’actualité à la lumière plus ou moins éclairante de leur doctrine, La Brèche, Le Pamphlet, La Nation ou, dans le monde virtuel, www.commentaires.com et www.domainepublic.ch.

C’est à la presse quotidienne ou hebdomadaire traitant de questions sociales, économiques et politiques que nous en avons. «Une certaine presse», ce sont d’abord les journalistes qui disent tous la même chose et alignent des banalités avec le sentiment qu’ils sont follement originaux et prennent des risques inouïs.

«Une certaine presse», c’est une ambiance intellectuelle et morale d’alignement sur quelques idées toutes faites: l’Etat est le garant incontournable de la morale publique et privée, de la santé et de la prospérité économique; les cantons, les polices cantonales, les écoles cantonales, les Eglises cantonales, les gouvernements cantonaux sont les résidus encombrants d’un monde disparu et le fédéralisme ne sert qu’à expliquer pourquoi les choses vont si mal en Suisse; plus un organisme politique est grand, plus il est légitime et plus il a raison, le Canton contre les communes, la Confédération contre les cantons, l’Union européenne contre la Suisse et l’ONU contre tous; les autres Etats sont plus sages et plus avancés que nous: ailleurs, c’est mieux qu’ici.

Et demain, c’est mieux qu’aujourd’hui. «Une certaine presse», c’est aussi le culte du changement assimilé par principe à un progrès. C’est de cette certitude qu’elle tire l’essentiel de son argumentation. Nos lecteurs en connaissent les formules usées jusqu’à la corde: «évolution inéluctable», «projet novateur», voire «innovateur», «on ne peut plus», «indigne du XXIe siècle», «tôt ou tard», «qu’on le veuille ou non», «valeurs de papa», etc.

«Une certaine presse», c’est une langue et une pensée de bois, une pensée crevée flottant au fil des modes, indéfiniment répétitive, tautologique et servile.

«Une certaine presse», c’est encore un style: des phrases courtes et des verbes rares, des adjectifs foisonnants et des conclusions à l’emporte-pièce, tout un appareillage destiné à donner au lecteur l’illusion que le rédacteur saisit le monde à bras-le-corps et le maîtrise de son verbe impérieux et haletant.

Dans les questions institutionnelles, «une certaine presse» se place toujours du côté du manche, du côté de la centralisation, de l’unification, du renforcement du contrôle étatique et des normes administratives. Ceux qui défendent leur autonomie professionnelle, surtout quand ils sont patrons ou exercent une profession libérale, ceux qui veulent protéger les institutions cantonales contre des nouveautés qui ont partout capoté, ceux qui plaident en faveur des usages et des moeurs contre des lois qui les ignorent, tous ont a priori tort aux yeux d’«une certaine presse». Ils peuvent bien savoir de quoi ils parlent, être des étoiles dans leur domaine, «une certaine presse» leur rétorque souverainement qu’ils font du «corporatisme étroit», du «cantonalisme étroit» ou du «conservatisme étroit». Le réel est toujours étroit pour qui se complaît dans des idées vagues!

La valorisation automatique du futur fait que le premier béjaune venu se croit le droit de juger de tout sans rien en connaître ni se sentir tenu d’argumenter. Il peut ainsi démolir sans effort une proposition originale, occulter un fait capital, faire passer un opposant pour un imbécile ou un honnête homme pour un salaud.

Si nous sommes agressifs à l’égard d’«une certaine presse», c’est qu’un journaliste insuffisant fait incomparablement plus de dégâts qu’un mauvais boulanger. Les médias ont un pouvoir considérable et ce pouvoir leur crée une responsabilité dont ils ne prennent pas toujours la mesure, tant à l’égard de leurs lecteurs qu’à l’égard de la vérité.

M. Vodoz estime que les journalistes ont moins de pouvoir que nous le disons: ils ne dirigent pas tant l’évolution de la société qu’ils ne s’en font l’écho. Soit. Mais cet écho lui-même amplifie et renforce l’évolution. Disons donc qu’ils en sont à la fois l’effet et la cause. Cela ne diminue guère leur responsabilité.

Soyons juste avec «une certaine presse»! C’est dans cette presse-là que Gilbert Salem, par exemple, a combattu avec talent et obstination l’introduction de la nouvelle méthode d’enseignement du français. Aucun de nos écrivains n’en a fait autant. Vingt-cinq ans plus tard, tout le monde lui donne raison (façon de parler, car ni le Département de la formation et de la jeunesse, ni le grand vieux parti qui y régnait ne vont reconnaître qu’il avait raison et eux tort!). Contre la norme antiraciste, ce sont encore des journalistes – je pense notamment à MM. Jean Ru?f, Claude Monnier et, dans une moindre mesure, Eric Hoesli – qui ont sauvé l’honneur en mettant courageusement en lumière les menaces qu’elle faisait planer sur la liberté d’expression, la plupart des intellectuels, écrivains, enseignants, philosophes, sans parler des universités, s’étant cantonnés dans un mutisme cafard et blafard. Mentionnons encore un Pierre Kolb, fraîchement retraité de La Liberté, qui en a remontré à La Nation elle-même en matière de fédéralisme. Il y en a d’autres encore, qui nous pardonneront de ne pas les avoir cités.

Nous vivons une mauvaise époque pour le métier de journaliste. Les coûts d’impression et de diffusion, la concurrence financière des groupes étrangers, la concurrence professionnelle des médias électroniques, la diminution des annonces, les aléas de la bourse font que le destin des entreprises de presse se décide sans l’avis des rédactions et pour une bonne part sur leur dos. Les concentrations qu’on annonce font prévoir pas mal de «restructurations». On peut craindre, connaissant la mentalité capitaliste, que les journalistes qui restent en poste soient précisément les plus typiques d’«une certaine presse», étant les plus dociles et les plus interchangeables.

A terme, il est même possible que seule la presse bleue gratuite survive, ne nous offrant plus, dans le désordre, que des fragments de faits entrelardés d’annonces, d’images aguicheuses et de prévisions astrologiques. Il n’y aura plus de commentaires, même niais, le dernier rédacteur en chef ayant été remplacé par un logiciel de mise en page automatique. On se prendra alors à regretter la douce époque d’«une certaine presse», qui nous offrait au moins de substantielles occasions d’en découdre.

 

NOTES:

1) On en trouve un exemple tout frais avec le détonnant article que Jean-Philippe Chenaux a consacré au communiste Gérard Bulliard (www.commentaires.com).

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