Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

On ne peut pas penser le désordre

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1872 25 septembre 2009
Les gens d’Eglise, les milieux humanitaires et tous ceux qui se préoccupent de questions morales et sociales s’en prennent volontiers à l’«individualisme croissant» qui fragilise notre société. Ils dénoncent ses conséquences désastreuses, la primauté du caprice sur l’engagement à long terme, le manque d’esprit de service, l’abandon des faibles, la solitude grandissante des personnes âgées. Ils n’ont certes pas tort. Mais ils ont tort de s’en tenir là.

Car, comment ne pas constater dans le même temps un mouvement parallèle de collectivisation par l’interventionnisme, croissant lui aussi, de l’Etat dans les familles et les entreprises, par la mainmise du pouvoir central sur les collectivités locales et par les contrôles administratifs et policiers que subit le simple particulier? Les conséquences sociales de cette évolution- là ne sont pas moins désastreuses: refus d’assumer les vicissitudes d’un destin personnel que l’on confie à l’Etat-Providence, enlisement de l’économie, de la politique, de l’école et de la culture dans les méandres épais de la bureaucratie, alignement de la pensée, des discours et des comportements.

On retrouve cette double évolution partout dans le monde moderne. Le matérialisme dont notre société fait preuve en permanence se double d’un «spiritualisme» éthéré au moins aussi néfaste. Les nutritionnistes et les diététiciens savent tout sur l’alimentation humaine, mais la «malbouffe» gagne du terrain. On connaît plus à fond que jamais la langue française, ses structures grammaticales, ses étymologies, son évolution, mais son usage courant est plus relâché et fautif que jamais. L’hygiène a fait des progrès fabuleux, mais certaines rues de Lausanne, pour ne parler que de ce que nous voyons, sont d’une insalubrité inimaginable il y a quelques années seulement. L’Etat consacre beaucoup de temps et d’argent à nous mettre en garde contre la grippe la plus bénigne, mais plusieurs maladies graves considérées comme éradiquées dans nos contrées, notamment la syphilis et la tuberculose, sont en recrudescence.

Dans une récente Nation, M. Jacques Perrin notait le caractère à la fois laxiste et puritain de notre société. Elle rejette le moralisme bourgeois traditionnel au nom de la liberté, mais se découvre simultanément aussi moralisatrice et répressive que ne le fut jamais la société la plus strictement corsetée.

En matière d’histoire vaudoise, la recherche progresse à grands pas, les documents sont répertoriés, critiqués, validés avec des techniques d’une sophistication jamais atteinte. Et en même temps, les petits Vaudois – et leurs parents – ignorent tout du major Davel et de Pierre de Savoie.

Enfin, la progression de l’égalitarisme, pensée dominante des démocraties modernes et inspiratrice de nos lois, s’accompagne d’une multiplication et d’un renforcement des inégalités sociales et matérielles.

Nous avons toutes les peines du monde à aborder dans leur entier ces situations contradictoires. Le libéral est sincèrement persuadé, arguments probants à l’appui, que notre société se transforme en une fourmilière socialiste où la liberté, la responsabilité personnelle et la créativité n’auront plus cours. Et le socialiste est non moins persuadé, sur la base d’exemples non moins indiscutables, que les liens sociaux se défont, que le souci d’autrui fait place à l’égoïsme et au cynisme, que les mouvements financiers n’ont plus grand’chose à faire avec la production de richesses réelles et que nous allons à grands pas vers une société «à deux vitesses», selon la formule, au fond assez peu pertinente, à la mode.

Chacun constate que ce qui lui tient à coeur se dégrade. Il en déduit automatiquement que la société évolue dans le sens opposé.

En réalité, la société n’évolue pas dans une direction bien précise que l’on pourrait désirer ou regretter, mais dans toutes les directions à la fois. Elle ne va ni vers la liberté sans limite, ni vers l’alignement complet. Elle va, ou plutôt tend, vers les deux à la fois. Elle va vers le désordre. Et ce désordre lèse aussi bien l’individu que la communauté, aussi bien la liberté que la solidarité. Le libéralisme et le socialisme, le spiritualisme et le matérialisme, l’égalitarisme et l’inégalitarisme ne sont que les éléments épars d’une synthèse qui se défait. Comme tel, aucun de ces éléments n’est viable. Au sens strict, aucun ne devrait donc être dénoncé comme tel. Ce qu’il faudrait plutôt dénoncer, c’est sa séparation et sa mise en opposition avec le ou les éléments qui lui étaient complémentaires.

Et le désordre appelle le désordre. Il arrive ainsi que des éléments opposés s’allient, additionnant leur capacité de nuisance. Naguère encore, l’antagonisme des idéologies libérale et socialiste nous offrait une grille grossière mais utilisable pour comprendre le monde. Un certain équilibre résultait de leur opposition. On l’appelait «l’équilibre de la terreur». Aujourd’hui, le libéralisme mondialiste et le socialisme internationaliste se donnent la main pour détruire l’ordre protecteur que garantissent dans une certaine mesure les frontières des communautés politiques souveraines.

Si comprendre les choses, c’est saisir leur cohérence interne et les relations de cause à effet qui les unissent, il est logiquement impossible de comprendre une situation chaotique faite d’éléments isolés et contradictoires. On ne peut penser le désordre.

Dès lors, dénoncer une tendance précise – individualisme ou collectivisme – et faire l’impasse sur l’autre donne sans doute le sentiment de continuer à comprendre les choses et, peut-être, de les maîtriser. Mais c’est une illusion, qui ajoute encore au désordre.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
  • La journée de l'écolier – Micheline Félix
  • La Suisse n'a pas besoin d'un «gouvernement fort» – Revue de presse, Pierre-Gabriel Bieri
  • Riches Heures – La page littéraire, Olivier Delacrétaz
  • J'ai fait un rêve – La page littéraire, Daniel Laufer
  • De la défense du fédéralisme (fusil à la main) – Pierre-François Vulliemin
  • Un domaine familial à Grandvaux – Yves Gerhard
  • Heureuse surprise – Revue de presse, Ernest Jomini
  • La Suisse citadine et riche – Revue de presse, Ernest Jomini
  • Choquant – Revue de presse, Philippe Ramelet
  • Caresses – Jean-François Cavin
  • Identités cantonales: l'exemple du loto – Félicien Monnier
  • Big Browser veille sur nous – Le Coin du Ronchon