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Un travail alimentaire

Cédric CossyLa page littéraire
La Nation n° 1880 15 janvier 2010
C’est avec un peu de retard sur leur parution que nous venons de terminer la lecture des volumes des oeuvres complètes de Ramuz consacrés à ses articles et chroniques(1). entreprendre cette lecture pourrait paraître décourageant, si l’on se rappelle ce qu’on pouvait en lire dans le Journal(2) de l’auteur: Ramuz y avouait pratiquer ce genre surtout à titre alimentaire ou publicitaire, réservant le meilleur de lui-même pour son oeuvre littéraire ou ses essais.

Leur lecture vaut cependant largement la peine. Il faut ici saluer l’effort des éditeurs destiné à faciliter l’accès à ce puzzle de courtes publications, notamment par des introductions, commentaires, éclaircissements contextuels et liens qui permettent de dégager quelques lignes thématiques récurrentes dans cette recension chronologique. Nous désirons revenir sur deux d’entre elles, considérant qu’elles aident à comprendre et apprécier le reste de l’oeuvre du Vaudois.

L’écrivain et le paysan

Dès son adolescence, Ramuz considère l’écriture comme un métier qu’il s’agit d’apprendre et de pratiquer avec sérieux. Mais, en littérature et en poésie, quelles règles appliquer pour acquérir le tour de main, le «ton juste»? L’écrivain ne peut parler au plus grand nombre que s’il s’efface devant son oeuvre, afin de parler du général en partant du ressenti particulier: L’homme est égoïste, l’écrivain ne peut pas l’être. Ces joies ou ces souffrances, il ne les utilise que dans ce qu’elles ont de durable, non quant à lui, mais quant aux autres hommes: il les situe sur un autre plan plus élevé, qui est celui du général. Il n’y a que le définitif qui soit fécond en art. («L’Homme qui n’est plus», 1912, OC XI, p. 447-8). Connaissant les incessantes corrections que l’écrivain a apportées à ses écrits lors de chaque réédition, on voit que, en matière de «définitif», l’apprentissage peut être long…

Le ton est une chose, le choix du sujet ou du modèle en est une autre. Ramuz n’est pas un philosophe; il ne veut pas faire de la métaphysique abstraite et intellectualisée. Mais si on ne peut, selon lui, parler du général et du définitif qu’en partant du particulier sensible et compréhensible au-delà des cultures, quel particulier choisir? La réponse se trouve, transposée à la peinture, dans Aimé Pasche, peintre vaudois: pour être crédible, l’artiste doit puiser dans l’entourage qui a façonné sa jeunesse les sujets dont il distillera les composantes universelles. Ramuz partira de l’essentiel vital qu’il connaît, à savoir le pays profond et les paysans, et exprimera leur universalité par l’intermédiaire de son art.

Le paysan devient donc très tôt pour Ramuz le parangon métaphysique, modèle de l’homme complet: […] le paysan est l’homme qui, étant fixe, et vivant de la terre qu’il a appris à cultiver, suffit par là même à tous ses besoins, ce qui n’est pas le cas des navigateurs, des commerçants, des artisans, des citadins; plus généralement de toutes les autres catégories sociales. C’est en quoi (on y revient) il les dépasse et les déborde. Il leur est nécessaire, et elles pas à lui. Le paysan est celui qui tire du sol non seulement ce qu’il lui faut pour se nourrir, mais pour se vêtir, se chauffer, s’abriter, et qui peut se passer d’autrui. («Remarques IV», 1930, OC XIII, p. 123). Le paysan incarne l’humanité dans ce qu’elle a de plus abouti; il est à la fois contemplateur et façonneur du paysage, alimentairement autonome, humble face aux saisons et aux éléments naturels, mais surtout socialement libre. Le paysan habite la beauté du monde et y participe de manière consubstantielle par l’esthétique aboutie du savoir-faire et du tour de main propres à son métier.

Mais il n’y a rien de plus angoissant qu’un modèle qui évolue: Ramuz assiste aux débuts de la mécanisation agricole, progrès qui le révolte et le consterne: Toute espèce de progrès mécanique aboutit au rétrécissement du geste et par conséquent diminue l’homme, considéré en tant qu’être agissant librement dans l’espace où il dresse sa silhouette verticale et mouvante sur l’immobile horizon plan. («Grandeur du geste», 1913, OC XII, p. 50). L’outil n’est toléré que tant qu’il est mû par une force naturelle, comprenez la force physique du paysan ou celle de ses bêtes de trait: pour être en communion avec la nature, il faut en sentir physiquement la résistance. L’arrivée des machines prive le paysan de ce contact privilégié, ce qui réduit sa grandeur. et Ramuz doit, l’âme lourde, regarder le paysan se muer en agriculteur, compromettre sa liberté et son authenticité en choisissant l’efficacité contre la beauté primitive du geste: En attendant, le paysan devient de plus en plus un simple mécanicien, du moins en apparence. Il retournait la terre avec la houe: c’est un manche de bois terminé par une lame de fer; le mouvement coulait comme de lui-même le long de ses muscles et de là passait à l’outil sans aucune interruption, ni aucune intervention étrangère. Le paysan s’écrivait à mesure, si on peut dire, à la surface de la terre, tout à fait comme l’écrivain qui s’exprime sur sa page blanche […]. Le caractère d’un homme pouvait se lire dans les accidents de son travail, toutes les fois qu’il s’agissait d’un travail «à la main», dans celui du paysan en particulier. Rien de pareil avec la machine. La machine c’est l’intermédiaire, c’est l’intervention d’un travail étranger; le paysan n’agit plus directement sur le sol qu’il cultive […]. («Le paysan et la machine», 1942, OC XIV, p. 326-7)

Le parallèle fait entre le paysan s’écrivant sur la terre et l’écrivain s’exprimant sur le papier, explique un certain désarroi provoqué par l’évolution de l’agriculture chez Ramuz. Il n’est donc pas étonnant que l’auteur exprime à plusieurs reprises l’espoir secret d’une révolte de la nature contre cette mécanisation qui la viole, révolte qui redonnerait sa grandeur au paysan: On s’aperçoit alors vaguement du danger qu’il y a peut-être à traiter la nature en ennemie et que notre toute-puissance sur elle n’était, elle aussi, qu’un leurre, parce qu’il y a des forces quand même qui nous dépassent. Nous leur avons manqué de respect. Nous n’avons pas eu pour elles assez d’intentions (au pluriel): c’est de quoi nous sommes punis. («Nature», 1942, OC XIV, p. 351)

Ramuz avait-il le souci d’expérimenter l’activité paysanne à l’origine de sa métaphysique? L’épisode du cueille-fruit nous permet d’en douter: L’ensemble, tel qu’il a été établi et très médiocrement par moi, c’est-à-dire long de cinq ou six mètres, est d’un tel poids qu’il m’est impossible de le tenir à bras tendus. Je ne puis le manoeuvrer que verticalement. Il suffit que je vise mal pour que le fruit me tombe sur la figure. […] Encore un métier qu’il faudrait connaître et pour le connaître l’apprendre (ou qu’on vous l’apprenne). Les fruits s’écrasent autour de moi dans l’herbe. La belle couronne crénelée du cueille-fruit est tordue; la rallonge ne tient plus. Oh combien de choses nous ne faisons qu’approximativement! («Journal», 1931, OC XIII, p. 455-6). L’écrivain apparaît donc comme le prototype de l’intellectuel malhabile aux travaux des champs. Ceci n’enlève rien à ses capacités d’observation contemplative mais oblige à un recadrage: dans l’oeuvre de Ramuz, le paysan et la perfection de son savoirfaire sont à considérer en tant qu’images allégoriques. Même pour ceux qui n’ont jamais essayé de faire pousser quelques salades dans leur jardin, cette image reste cependant parlante.

L’artiste en guerre

Les deux guerres amènent Ramuz à exprimer le même double malaise. Le premier tient au rôle en retrait de l’artiste, qui ne patauge pas dans la boue des trous d’obus avec les paysans ou les artisans arrachés à leurs tâches naturelles. Quelle est donc l’utilité de l’artiste dans cette aventure insensée? Pendant que les autres agissent, lui contemple, en quoi on l’accuse d’égoïsme, et c’est qu’on ne veut pas voir que cet égoïsme est actif, mais d’une autre espèce d’action, car il lui suffira de s’exprimer pour inspirer les autres à la compassion, rendant ainsi les autres plus agissants, d’où son utilité, mais une utilité seconde. («Imagination», 1942, OC XIV, p. 371)

L’artiste mérite toutefois la considération du soldat, car il n’est crédible qu’au travers du combat et du sacrifice permanents nécessaires au triomphe ainsi qu’à la diffusion de l’image du vrai et du beau. C’est à travers la contribution de l’artiste que la culture prend corps, cette culture dont la défense justifie, entre autres, le sacrifice consentant du soldat. Le soldat-héros n’est qu’une variété, et toute occasionnelle, du héros. Le malheur est seulement qu’on ne voit à l’ordinaire dans l’artiste que son art, alors que la «guerre» (au sens courant du mot), la guerre avec canons met en valeur les caractères. Et ce qui fait de l’artiste un héros, c’est précisément l’intime mélange des dons de l’esprit et de ceux du coeur, et ceux-ci égaux à ceux-là.

Alors, pour lui aussi, il s’agit de «payer». Se dévouer pour une idée, c’est entrer par là même en lutte contre tout ce qui s’oppose à son accomplissement. Le vrai artiste, lui aussi, est «commandé». Cette victoire est l’enjeu de toute une vie; il a à s’y sacrifier luimême. («Fraternité d’armes», 1916, OC XII, p. 274)

Le second malaise tient à la nationalité de Ramuz. Se sentant culturellement redevable à la France, il voudrait pouvoir s’affranchir de l’entrave de la neutralité suisse pour prendre publiquement position en faveur de ses voisins de l’ouest. J’entends bien que l’Occident se défend, pour le moment du moins, et que même les neutres se défendent: mais contre quoi se défend-il, que défend-il? Et sans doute défend-on d’abord une patrie […]. La patrie, c’est d’abord simplement un coin de terre, c’est ma maison, mon champ, mon village, ma famille, les miens […]. Et il y a une autre patrie dont le sens n’est pas moins clair: la patrie historique, la patrie qui résulte d’une langue commune, d’événements vécus en commun à travers les siècles, de tout un ensemble de traditions qu’ont eues en commun les petites patries locales qui sont devenues ainsi une nation: et c’est l’Angleterre ou la France […]. («Pages d’un neutre», 1940, OC XIV, p. 248)

Ramuz sublimera cette censure de la neutralité en exprimant d’une part à plusieurs reprises sa sympathie à la Savoie, historiquement liée aux Vaudois, «pays d’en face de chez nous»: Et cependant, il vit, ce pays, et, à l’heure qu’il est, il souffre. Cela ne suffira-t-il pas à resserrer la parenté? Cette communion qui manque, l’idée de le savoir blessé ne va-t-elle pas l’établir, éveillant une sympathie? («Pensée à la Savoie», 1915, OC XII, p. 183). D’autre part, fidèle à sa conception de l’écrivain dévoué, il dépensera sans compter son énergie, durant la Grande guerre pour faire vivre les Cahiers vaudois (à côté de ses romans et de ses articles «alimentaires» pour la Gazette de Lausanne), ou, au début de la Seconde guerre, en travaillant d’arrachepied à la préparation de ses oeuvres complètes chez Mermod.

En attendant la lecture des Essais

Les Articles et chroniques ont été, on l’a dit, une production mal aimée de Ramuz. Les délais rédactionnels à respecter ne lui permettaient souvent pas d’affiner suffisamment sa pensée ou le forçaient à «recycler» des idées ou des notes servies dans d’autres publications. Nous n’avons sciemment pas abordé dans cet article certains thèmes majeurs, notamment l’attachement de Ramuz au Canton de Vaud, sa vision de l’identité suisse (notamment dans de la très polémique «Lettre» à la revue Esprit en 1937 / OC XIV, p. 139), ses analyses des idéologies communiste ou capitaliste. La lecture des Essais, dont les deux premiers tomes viennent de paraître dans les OEuvres complètes(3), sera certainement l’occasion d’y revenir.

En guise de conclusion et de mise en bouche, nous ne résistons pas au plaisir de citer un fragment donnant les vues de Ramuz sur la démocratie électorale: Il semble bien que notre système démocratique ne puisse produire, ou du moins porter au pouvoir, que des hommes «moyens», étant le régime de la moyenne; et l’homme moyen ne peut résoudre que des problèmes moyens; et en outre l’homme moyen n’est jamais seul à décider. Il n’est qu’une unité, quels que soient par ailleurs son grade et sa fonction, au sein de la collectivité seule responsable, mais qui ne l’est déjà plus en ce qu’elle est une collectivité. Il appartient à un parti, il est de la majorité ou de la minorité: son raisonnement, ses vues sont celles de ses copartenaires. Il ne domine pas, donc il est dominé, il peut être très honnête et l’est généralement, bon administrateur, on le repère, de ce qui est, mais nullement artisan du futur. Alors le futur se fait tout seul, c’est-à-dire se fait mal; c’est-à-dire à coups de votations contradictoires et incohérentes […]. («Sur une ville qui a mal tourné», 1930, OC XIII, p. 369)

 

NOTES:

1) C. F. Ramuz, Articles et chroniques Tomes 1-4, OEuvres complètes, editions Slatkine, Genève, 2008 (Vol XI et XII) et 2009 (Vol. XIII et XIV). Les citations dans le texte seront désignées par l’abréviation «OC» suivie du numéro du volume.

2) C. F. Ramuz, Journal Tomes 1-3, OEuvres complètes Vol. I à III, editions Slatkine, Genève, 2004.

3) C. F. Ramuz, Essais Tomes 1-2, OEuvres complètes Vol. XV et XVI, editions Slatkine, Genève, 2009.

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