Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Dresde

Frédéric Monnier
La Nation n° 2004 31 octobre 2014

Visiter une ville d’Allemagne ne se fait pas, aujourd’hui encore, sans un pincement au cœur. On y admire des quartiers, des rues, des édifices (églises, hôtels de ville, etc.) souvent admirablement reconstruits à l’identique, et on peine à s’imaginer qu’en 1945 ils n’étaient qu’un champ de ruines. Pourtant, on voit presque toujours surgir, en plein centre historique, une ou des horreurs architecturales, bâtiments modernes et sans charme abritant un grand centre commercial ou une administration. On aimerait savoir quel était l’aspect de ces villes avant 1940, on ouvre alors un livre de photographies anciennes et on se prend à rêver: à quoi ressemblerait aujourd’hui Nuremberg, si elle n’avait pas été bombardée? Son centre médiéval, quasi inchangé depuis l’époque de Dürer, aurait-il résisté au goût douteux d’urbanistes modernes lui infligeant quelque balafre irréparable, comme on peut hélas l’observer parfois chez nous dans des centres historiques qui n’ont pourtant pas l’excuse d’avoir dû être reconstruits dans l’urgence après des bombardements?

Ces remarques, ces questions gagnent en acuité quand on se rend à Dresde. La ville, ou du moins son centre historique, fut, on le sait, presque entièrement rasée dans la nuit du 13 au 14 février 1945 par un bombardement anglo-américain d’une ampleur sans précédent: près de 2500 tonnes de bombes (pour comparaison, Hambourg, en juillet 1943, n’en avait reçu «que» 2000 tonnes…). En quelques heures, celle qu’on avait surnommée la «Florence de l’Elbe» était réduite en cendres et en ruines. Quant aux victimes, les estimations, au cours des années, des régimes politiques, des historiens et des chercheurs, varient entre 25 000 et 250 000. Mais notre propos n’est pas de rentrer dans cette polémique macabre des chiffres.

En observant les tableaux d’époque (notamment les célèbres vedute du peintre vénitien Bernardo Bellotto, autour de 1750) et les photographies d’avant 1945, il apparaît clairement que le titre de «Florence de l’Elbe» n’était pas usurpé. C’est aux princes-électeurs de Saxe et rois de Pologne Auguste II le Fort (1670- 1733) et Auguste III (1696-1763) que l’on doit le formidable essor architectural de la ville dans le style baroque avec, notamment, le Zwinger, le Palais japonais ou la Hofkirche. Véritables mécènes, ils attirèrent de nombreux artistes, italiens pour la plupart, et rassemblèrent une collection de peintures d’une prodigieuse richesse où l’on voit défiler les noms de Raphaël (la Madonne sixtine), Titien, Giorgione, Botticelli, Mantegna, Véronèse, Poussin, Rembrandt, Vermeer; ils s’intéressèrent également à la porcelaine (Auguste le Fort fit installer dans la ville voisine de Meissen la première manufacture européenne de porcelaine), la joaillerie et l’orfèvrerie (il faut voir les chefs-d'œuvre de miniatures exposés au Neues Grünes Gewölbe). Et l’on ne parle pas de la musique: le même Auguste le Fort créa un orchestre de cour dont la réputation s’étendra dans toute l’Europe et qui compta dans ses rangs les meilleurs solistes de l’époque. Quant à l’opéra construit par Manfred Semper entre 1871 et 1878, il verra la création, de 1901 à 1938, de plusieurs opéras de Richard Strauss (dont Salomé, Elektra, Le Chevalier à la Rose).

Pourtant, selon l’endroit où on arrive à Dresde, et encore plus sous la pluie ou un ciel gris, on peut être surpris, voire déçu: quelques bâtiments imposants du centre historique (Altstadt) présentent des façades noircies et donc peu engageantes: est-ce de façon délibérée qu’elles n’ont pas été nettoyées, comme pour évoquer le souvenir de l’énorme incendie qui a suivi le bombardement de 1945? Ou est-ce par manque de temps et d’argent? La question reste ouverte. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas s’arrêter à cette première impression, car de nombreux autres bâtiments ont été restaurés avec goût, ce qui confère à la ville une image autrement plus séduisante; et peu à peu on apprécie d’y déambuler, quand bien même surgissent, au détour d’une rue, d’une place, quelques immeubles bâtis dans le plus pur style communiste de l’ex-RDA.

Mais l’emblème de la reconstruction de la ville, c’est bien sûr la Frauenkirche (Eglise Notre-Dame), érigée entre 1726 et 1743, dont la monumentale coupole, véritable prodige architectonique pesant près de 12 000 tonnes, tenait la comparaison avec celles de la cathédrale de Florence ou de la basilique Saint- Pierre de Rome. Au lendemain du bombardement, il ne restait de l’édifice que deux misérables moignons de façades et un immense tas de gravats. Durant la période communiste, les ruines de la Frauenkirche demeurèrent comme une plaie béante au cœur de la vieille ville, les autorités est-allemandes, qui avaient tout de même fait restaurer quelques bâtiments historiques comme le Zwinger ou l’opéra Semper, ne montrant guère d’intérêt pour cet édifice religieux. Pourtant, le souhait d’une reconstruction se manifestait déjà du temps de la RDA, et la réunification de 1990 lui donna l’impulsion nécessaire. En 1993, lors d’une visite de la ville, nous avions pu observer les premiers travaux: les pierres d’origine avaient été soigneusement répertoriées, mesurées, numérotées et empilées sur des palettes. Ce qui nous semblait alors à peine imaginable devenait réalité quelques années plus tard: reconstruite à l’identique à partir des plans originaux, la Frauenkirche est consacrée le 30 octobre 2005 et dresse à nouveau fièrement sa coupole que l’on voit loin à la ronde. Si les façades extérieures laissent apparaître les traces de sa destruction (comme le précise le dépliant de présentation de l’église, «la noirceur des pierres d’origine et les différences de taille visibles au niveau des jointures entre les anciens et les nouveaux murs rappellent les cicatrices d’une plaie refermée»), l’intérieur nous saisit par le soin et la minutie avec lesquels la nef, le chœur, l’autel et la coupole intérieure ont été restaurés. La place et les bâtiments alentours ayant également bénéficié d’une profonde restauration qui nous semble plutôt réussie, l’ensemble a belle allure et, en nous promenant sur la place, nous nous croirions presque revenu au milieu du XVIIIe siècle. Mais subsiste en nous ce pincement au cœur.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: