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Force juste

Jacques Perrin
La Nation n° 2045 27 mai 2016

«Force juste» n’est pas le nom de code d’une opération militaire diligentée par la Maison-Blanche dans le désert de Libye.

Nous désignons de cette façon-là les soulèvements qui se produisirent dans les bagnes soviétiques à la fin des années quarante et que Soljénitsyne décrit dans la cinquième partie de l’Archipel du Goulag aux chapitres 10, 11 et 121.

Les zeks2 se mirent enfin à combattre l’injustice et l’incurie concentrationnaires.

Dans notre esprit, ces épisodes illustrent ce que nous essayions de montrer dans notre article critique sur le livre d’Etienne Barilier, Vertige de la force : la force comme vertu s’oppose à la violence; son usage est recommandable.

Après la Révolution de 1917, le régime soviétique institue des camps de redressement par le travail où, en réalité, on ne redresse personne; on y mélange les politiques emprisonnés au nom de l’«omniraflant» article 583 et les droits-communs. On utilise les seconds, les «socialement proches», qu’on estime amendables parce que victimes du tsarisme et du capitalisme, pour opprimer les premiers et les exterminer au plus vite, si le froid, la faim et le travail exténuant n’ont pas encore eu raison d’eux.

En 1948, Staline commet l’erreur, étonnante chez ce maître de la terreur, d’organiser des camps spéciaux à l’intention des seuls politiques, où ceux-ci ne sont plus harcelés par les truands. C’est alors qu’ont lieu les premières révoltes. Soljénitsyne, détenu au camp d’Ekibastouz au Kazakhstan, y participe et les observe.

Un autre facteur favorise l’insurrection. Trois catégories de militaires ont été jetés dans les camps après le second conflit mondial: les prisonniers de guerre soviétiques qui n’ont pas eu le bon goût de mourir dans les «lager» germaniques et que le régime a «coffrés» comme traîtres à la patrie, les «vlassoviens», subordonnés du général Andréi Vlassov, allié des Allemands contre Staline, et les «bandéristes», nationalistes ukrainiens partisans de Stepan Bandera.

Tous ces soldats étaient «jeunes, forts, gras à lard et larges d’épaules» et surtout ils savaient se battre. Notons que Soljénitsyne, lui-même ancien capitaine, aimait les militaires. Il semble que, soumise aux nécessités du combat, l’armée, du moins aux échelons inférieurs, ait été le seul membre à peu près sain du corps soviétique, la seule collectivité où des vertus aient survécu. Du capitaine Voroliov, déporté, héros de l’Union soviétique, célèbre pour ses multiples tentatives d’évasion, Soljénitsyne dit: Il est incapable d’attraper la couleur pénitentiaire, les manières truandisantes qui sont une aide pour l’évadé! Lui a conservé la droiture du front, il a un chef d’état-major avec lequel il dresse un plan de la contrée et se concerte ouvertement sur le châlit. Incapable de se convertir à la dissimulation et à l’astuce du camp4.

Dans les bagnes spéciaux, les détenus se regroupent par nations, avec des chefs dont «l’autorité est fondée sur l’ancienneté, la sagesse, les souffrances subies». Se constitue même un soviet des nationalités où les chefs organisent la révolte.

Celle-ci commence par l’élimination des mouchards, égorgés avec des couteaux artisanaux. Les Ingouches musulmans donnent le branle en vengeant l’un des leurs, un «môme» maltraité par un «planqué» brutal.

Il suffit que douze mouchards soient éliminés pour que la direction du camp faiblisse. Sans les délateurs, les autorités sont aveugles et sourdes; les centres nationaux s’en trouvent renforcés. Soljénitsyne dit: «Tuez les mouchards!», le voilà le maillon. Un couteau dans la poitrine! Fabriquer des couteaux et égorger les mouchards, – le voilà, le maillon!

Aujourd’hui, tandis que je suis en train d’écrire ce chapitre, des rayons de livres humanistes me surplombent sur leurs étagères, et leurs dos usés aux ternes éclats font peser sur moi un scintillement réprobateur, telles des étoiles perçant à travers les nuages: on ne saurait rien obtenir en ce monde par la violence! Glaive, poignard, fusil en main, nous nous ravalerons rapidement au rang de nos bourreaux et de nos violenteurs. Et il n’y aura plus de fin…

Il n’y aura plus de fin… Ici, assis à ma table, au chaud et au net, j’en tombe pleinement d’accord.

Mais il faut avoir écopé de vingt-cinq ans pour rien et mis sur soi quatre numéros, il faut tenir les mains toujours derrière le dos, passer à la fouille matin et soir, s’exténuer au travail, se voir traîné au Bour4 sur dénonciation, se sentir piétiné, enfoncé sans retour dans la terre, pour que de là, du fond de cette fosse, tous les discours des grands humanistes vous fassent l’effet d’un bavardage de pékins bien nourris […] Le peuple sous le joug l’a bien compris ainsi: ne compte pas sur la douceur pour extirper la violence.

Les détenus entendent le gong de la justice […] Cette justice non constituée, illégale et invisible, jugeait avec autrement de précision, autrement moins d’erreurs que tous nos tribunaux familiers […].

Les chefs de la rébellion décident de limiter l’exercice de la force en ne s’attaquant ni aux surveillants ni aux autorités du camp. On n’élimine que les mouchards et cela suffit à alléger l’atmosphère: L’heure de l’expiation ne sonne pas dans l’autre monde, elle n’est pas renvoyée au jugement de l’histoire, non; c’est une expiation vivante, palpable, qui brandit au-dessus de toi, au petit matin, un couteau.

Ces lignes surprennent sous la plume d’un chrétien. Comparée au vice et à l’iniquité régnant dans les camps spéciaux, n’importe quelle forme de rétablissement du droit trouve grâce aux yeux de Soljénitsyne, y compris la vendetta des Tchétchènes, «petit peuple montagnard» qu’il respecte. La vengeance archaïque vaut mieux que l’injustice systématique.

Les autorités prennent des contre-mesures. Elles travestissent la révolte politique en banditisme de bas étage, séparent les Ukrainiens des autres nationalités et injectent dans le camp une dose de 650 voyous. En vain. Les truands minoritaires finissent par s’allier aux rebelles! Ensuite, elles tentent d’épingler individuellement les meneurs, mais ceux-ci refusent de se laisser emmener, protégés qu’ils sont par la masse. Des grèves de la faim sont organisées, les prisonniers refusent de se rendre au travail.

Finalement, le soulèvement est maté, mais un changement a eu lieu. Les loups comprirent que nous n’étions plus les brebis d’antan, dit Soljénitsyne.

L’écrivain est cependant conscient des limites de tout mouvement de révolte. Il signale que les insurgés se divisent en extrémistes et modérés ; des personnelles se font jour; le jeu des amours-propres occupe ceux qui brûlaient de devenir chefs […] Dans le noyau sain se cache déjà le ver.

Avec Soljénitsyne, tirons les enseignements du soulèvement d’Ekibastouz.

Les politiques purs, notamment les intellectuels, ne sont pas prêts au combat. Idéalistes, ils imaginent une mort glorieuse à la face du monde, non des rixes sordides dans les tinettes. Seuls des militaires jeunes et instruits au combat peuvent résister par la force à la voyoucratie à laquelle les autorités concentrationnaires délèguent le pouvoir de tuer. Les zeks sont plus forts lorsqu’ils reconstituent des groupes conscients de leur identité, comme les Ukrainiens ou les Tchétchènes-Ingouches.

La loi individualiste des truands: je crève aujourd’hui, demain ce sera toi, devient: mourons ensemble aujourd’hui pour ne pas avoir à mener la même vie demain. La mort est toujours au rendez-vous, mais elle s’accompagne de l’acceptation du sacrifice collectif. Elle est plus digne de l’homme considéré comme animal politique.

Notes:

1 Toutes les citations qui suivent sont tirées de ces chapitres.

2 Zek, nom formé sur l’abréviation z/k, prononcer «zéka», de zaklioutchonny «détenu».

3 L’article 58 du code criminel soviétique de 1926 définissait les crimes contre-révolutionnaires. Il comptait dix-huit paragraphes.

4 Le cachot.

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