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Yves Rosset, écrivain d’aujourd’hui - Transit Berlin-Bursins

Bertil Galland
La Nation n° 2075 21 juillet 2017

Yves Rosset, écrivain de Berlin comme Ramuz fut le Vaudois de Paris, témoigne par son œuvre de notre appartenance à l’ère anthropocène. Mais il n’a pas rompu avec la génération qui l’a précédé. Il la nomme «les ramuzroudjaccottetchessexgillesdelamuriens». Mais il a choisi de s’expatrier en 1990, à l’âge de 25 ans, et ne cesse depuis lors d’observer l’état de congestion qui gagne la planète. Dans notre quotidien se multiplient les signes d’un cataclysme global et Rosset les recense dans des carnets. Il y consigne des statistiques, y colle des coupures de presse, y note l’aveu de ses perplexités ingénues. Puis il lie ces matières disparates dans une expression littéraire qui situe ses livres parmi les témoignages les plus frappants sur notre temps. Son style peut dérouter, mais c’est un auteur sérieux qui a lu et cite Jaccottet. Celui-ci s’expliqua naguère d’une manière inattendue sur les limites de l’intériorité, domaine qui était cher aux poètes de la Suisse française: «Car il y a entre nous et la lumière du dehors une distance infranchissable, et c’est cette distance même qui a fait éclater la puissance, le rayonnement. Il faudrait aussi, plutôt que de croire à une inspiration venue du dedans, se livrer, toujours, à cette force du dehors.» La force qui préoccupe Rosset n’est plus cet absolu bénéfique, mais son inverse, le monde qu’on perçoit en péril. Et le titre de son nouveau livre, il l’a voulu repoussant: Les externalités négatives.

Mais que cela ne vous détourne pas de lire ces deux cent cinquante pages et d’y prendre un plaisir singulier. On déclare aimer Yves Rosset après le déclic qui fait admettre son style. Ramuz déjà fit scandale avec son viol du bon français. Mais un siècle a passé depuis Le règne de l’esprit malin et tous les arts ont appris à se libérer des interdits et formules de l’élégance créatrice. Pour le chroniqueur d’aujourd’hui, il s’agit de mener son combat dans un grand brouhaha: tous les jargons d’un nouvel écosystème avec ses prêcheurs et ses truqueurs. Lorsque le Berlinois cherche sa phrase au fond de lui, il la trouve ponctuée des éclats de toute l’agitation socioscientifique, tels les déchets de plastique de l’océan pollué qui finissent par se fondre dans les entrailles des albatros et des baleines.

Quand en l’an 2001 le jury du Prix Georges Nicole couronna sur manuscrit la première œuvre de Rosset (Aires de repos sur les autoroutes de l’information), une controverse dressa contre son écriture insolite des maîtres de la plume, de Voisard à Gallaz, qui ne supportaient pas un texte parsemé de phrases tronquées et d’extraits de presse en anglais ou en allemand. J’ai plaidé pour qu’on ne récuse pas la démarche du Suisse exilé alors qu’il commençait à tracer sa voie dans les lettres d’aujourd’hui. Déjà, il avait mis en œuvre son dispositif, sa caisse à outils, ses fameux «carnets» où il compacte notes, mémentos, réflexions et images. Ils constituent maintenant un massif de pages serrées, à la graphie pointue, en voie de rivaliser avec le journal d’Amiel, trésor de citations et de tropes, de propos entendus, d’exclamations happées, de statistiques interceptées, de concepts et néolangages lancés à Paris, étalés dans Der Spiegel ou rebondissant dans Le Temps. Mais les chroniques de Rosset offrent aussi, très personnelles, des pensées nettes, ses propres formules et réactions intimes, des stupéfactions, toute une richesse de choses vues et la couleur de chaque saison, les remarques de ses deux filles, ce réel qui pour chacun de nous luit en petites étoiles dans la sombre menace planétaire.

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Le matériau du chroniqueur, c’est donc le concret de notre époque, continûment révélé par les chercheurs. Sa plume glane et module, mais Rosset coupe net à mi-phrase la citation qui risquerait de devenir rasante. Son propos n’est pas celui d’un diariste ordinaire ni ne tournoie en intériorité égocentrée. En fait, il se rattache aux écrivains du flux de conscience. Une réaction intime peut surgir d’un chiffre piqué dans une rubrique économique. Sur une découverte scientifique angoissante passe un air de printemps et l’écrivain l’enregistre aussitôt, ne souhaitant plus respirer autre chose. Et, réfléchissez un peu, c’est bien par ce disparate exact et haché que se compose la succession de nos pensées. Rosset, selon la contraction de ses synapses, nous offre agglutinées une quantité d’humeurs, lectures, visions, écoutes, hésitations, rencontres et glissades. Cet inattendu devient une expression littéraire de notre temps. L’écrivain aspire à la métaphysique mais s’applique à cheminer par les Nebensprünge d’un stress personnel. Il ne cesse de révéler une intelligence qui prétend douter d’elle-même. Il s’explique: «La description de la confusion n’est pas la même chose qu’une description confuse.» La finesse exige la précision et se voile de candeur. Le vrai hait la platitude, d’où notre plaisir de lecture. Souvenez-vous des Essais de Montaigne où les citations surabondent, en latin selon l’usage de son époque, et loin de pontifier en érudit de province il zigzaguait ainsi vers les perceptions fondamentales qui nous touchent depuis des siècles.

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Le thème dominant des Externalités négatives, c’est le va-et-vient d’Yves Rosset entre l’Allemagne et le Léman, un transit Berlin-Bursins durant toute l’année 2011, avec un chapitre par mois, à cause de la maladie, de la mort et de l’enterrement de sa tante paternelle, Françoise Rosset. Elle était la fille d’un directeur de la police lausannoise. Cette chronique strictement familiale s’étend jusqu’au tri des affaires de la défunte et à la liquidation de son domicile. On ressent surtout la lente croissance d’un deuil. Ce livre exprime, dans une émotion contenue mais très vive, tout ce que signifièrent, pour l’expatrié, cette série de retours en plein milieu vaudois, avec Bougy-Villars comme lieu d’origine des Rosset, les vendanges à Bursins, une maison d’enfance à Mont-sur-Rolle, le civisme par feu le père d’Yves, qui fut municipal à Lausanne, les traditions filiales soudain nimbées de charme, une époque en voie d’effacement. Dans la bibliothèque de la défunte s’alignaient les œuvres que chaque Vaudois, au XXe siècle, se devait d’aligner pieusement (volumes liquidés en vrac pour 400 francs). «Un monde banal certainement mais profondément inouï.» Un effondrement aussi. La lente agonie de Françoise ressentie comme une profonde injustice. L’adieu, l’affliction, l’amour pas assez dit. Les plus belles pages de ce livre. «Tu posais ta main sur ton œil gauche pour calmer un peu ton vertige… Tu avais même pu t’asseoir, te maquiller un peu…»

Le neveu se dit: «Tu as été la seule qui m’a d’emblée et toujours soutenu.» Le trafic sur les routes de La Côte. Cinq cent trente mille véhicules immatriculés dans le canton, dit la presse. Lu à Berlin: «Le quart de l’industrie allemande est lié directement à l’automobile». L’auteur monte à pied de la gare et de la Migros, passe le pont de l’autoroute, le nouveau rond-point et murmure: «C’est le trafic qui l’a tuée». Il pense à Françoise, à sa vie sans voiture. Lu ces mots dans un quotidien lausannois: «Etre dans un territoire protégé jusqu’au prochain zonage.» Une dernière poire d’Yves Rosset, acide, pour la soif: «Se dire que l’on peut aussi très bien vivre sans ouvrir un seul livre de littérature contemporaine

Référence:

Yves Rosset, Les externalités négatives, Chronique. Bernard Campiche éditeur 2017, 256 pages.

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