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De Chigaliov à Greta

Jacques Perrin
La Nation n° 2130 30 août 2019

Dans leur Programme d’action révolutionnaire, l’anarchiste Bakounine et le nihiliste Netchaïev affirment: La confrérie n’a d’autre but que l’entière libération et le bonheur du peuple – c’est-à-dire des travailleurs. Mais convaincue que cette libération et ce bonheur ne sont possibles qu’au moyen d’une révolution […], la confrérie contribuera de toutes ses forces et de toutes ses ressources au développement et à l’extension des souffrances qui épuiseront la patience du peuple et le pousseront à un soulèvement général […] La future organisation est l’affaire des générations futures. Notre œuvre à nous est une destruction terrible, entière, générale et implacable.

Dans Les Démons, Dostoïevski a imaginé la réunion d’un petit groupe de nihilistes russes dirigé par Piotr Verkhovenski, jeune homme rempli de haine contre son libéral de père qui l’a abandonné à la naissance. L’assemblée se compose de petit-bourgeois exaltés, d’une sage-femme, d’un lycéen, d’une étudiante, de quelques enseignants, séminaristes et officiers. En font aussi partie un postier juif, Liamchine, pianiste de talent, et un individu pourvu de longues oreilles, Chigaliov. La réunion est chaotique; les participants se méfient les uns les autres. Liamchine joue du piano très fort pour qu’on n’entende pas de l’extérieur les propos des participants. La «question féminine» agite d’abord les esprits, puis on  vote pour définir ce qu’est une réunion et décider quand la réunion commence. Au bout d’un moment, personne ne sait plus si lever la main signifie qu’on approuve ou rejette une proposition. Verkhovenski écoute à peine; il méprise ses subordonnés, se servant d’eux pour atteindre ses propres objectifs.

Chigaliov, doctrinaire ferme et lugubre, a réfléchi à la société future. Son système lui semble supérieur à ceux de Platon, Rousseau et Fourier réunis, rêveurs imbéciles qui ne comprenaient rien aux sciences naturelles. Positiviste, croyant au progrès scientifique, Chigaliov prétend s’appuyer sur des faits. Dix soirées lui seraient nécessaires pour exposer sa théorie.

Chigaliov a un problème; il s’est selon lui embrouillé dans ses données et a abouti à une proposition déplaisante. Partant d’une liberté illimitée, il conclut à la nécessité d’un despotisme illimité. Il est désespéré. L’assemblée est hilare. Le plaisantin Liamchine propose de voter: le désespoir de Chigaliov sert-il la cause commune? Malgré la perplexité où il est plongé, Chigaliov n’en démord pas: son système est le meilleur, il n’y a pas d’autre remède à l’injustice sociale. Un instituteur boiteux a lu le cahier de l’homme aux longues oreilles et en tire les grandes lignes. La population sera divisée en deux groupes. Un dixième jouira de la liberté et disposera du pouvoir sur les neuf autres dixièmes, transformés en un troupeau obéissant. Il faudra plusieurs générations pour rééduquer et régénérer la population («changer les mentalités» dirait-on aujourd’hui). Ce que je propose n’est pas une ignominie, s’exclame Chigaliov, c’est le paradis, le paradis terrestre, il ne peut y en avoir d’autre. Liamchine, rigolard, pense qu’il vaudrait mieux liquider le troupeau pour laisser la place à une poignée d’hommes civilisés qui vivraient comme dans les contes et feraient beaucoup d’enfants. Il est traité de bouffon par l’étudiante tandis que Chigaliov trouve l’idée «pas bête». Quant à l’instituteur boiteux, soucieux des détails de cuisine, il n’y est pas favorable: ça pourrait durer trente ans, les victimes désignées ne se laisseraient pas égorger et lui-même risquerait d’y passer.

Verkhovenski en a soudain assez. Je ne suis pas venu pour réfléchir, dit-il. Selon lui il faut agir, sinon le despotisme fera cinq cent millions de morts avant que l’on ait découvert la  meilleure façon de faire périr les cent millions…

Finalement tous votent pour l’action immédiate. L’urgence pour Verkhovenski consiste à souder son groupe dans le sang en faisant exécuter un membre démissionnaire, Chatov, considéré comme un délateur en puissance, alors que c’est le plus honnête de la bande.

Verkhovenski quitte la réunion, accompagné de Stavroguine, aristocrate séducteur, aimé et craint de tous, beau, fort, supérieurement intelligent, capable de commettre les crimes les plus répugnants et d’accomplir les actions les plus nobles avec la même indifférence froide. Stavroguine n’est pas prêt à sacrifier son ami Chatov. Verkhovenski lui explique alors sa stratégie nihiliste. Je ne suis pas socialiste, je suis un escroc ! clame-t-il. Il qualifie Chigaliov de génie qui a inventé l’égalité. Celle-ci s’obtient par la surveillance et la délation: Tout le monde surveille tout le monde. Ils sont tous esclaves donc tous égaux. En outre, comme les aptitudes supérieures favorisent l’éclosion des tyrans, il faudra abaisser le niveau d’éducation: Le chigaliovisme coupe la langue de Cicéron, crève les yeux de Copernic, lapide Shakespeare. Le savoir, la liberté – et la souffrance – sont réservés aux gouvernants. Verkhovenski exclut du troupeau lui-même et Stavroguine dont il a besoin pour réaliser son plan. Il faut semer un grand trouble pour détruire les bases pourries, proclamer la révolution, incendier, tuer, créer une débauche bien dégoûtante où l’homme se transforme en petite merde cruelle, peureuse et vaniteuse. Les nihilistes ont des alliés: le professeur qui se moque de Dieu, l’avocat qui défend un assassin instruit, les jurés qui acquittent ce dernier (ce n’est pas sa faute, mais celle de la société qui est mal faite), les gamins qui tuent un paysan pour éprouver des sensations, le procureur qui tremble de ne pas être assez libéral. Mais comme dit Bakounine, la passion de la destruction est une passion créatrice. Lorsque la populace est saturée de désordre, il faut reconstruire; Verkhovenski rétablit l’ordre et imagine une légende. Un prince caché, invisible, viendra un jour sauver la Russie et assurer la vraie égalité.

La destruction aboutit à un despotisme éclairé, exercé par Verkhovenski et Stavroguine dans le rôle du faux tsar: L’essentiel, c’est la légende, c’est nous qui construisons, nous seuls.

Dans la suite du roman, Stavroguine a bien trop de problèmes avec son âme tourmentée et abandonne Verkhovenski, qu’il méprise, à son délire, tandis que Chigaliov lui-même, théoricien des cent millions de morts, dédaignant le revolver de Verkhovenski pointé sur lui, ne se mêle pas du meurtre de Chatov. Avec un calme souverain, il se retire du lieu du crime.

Comme Tocqueville et Nietzsche, Dostoïevski a vu l’avenir, non qu’il fût prophète, mais parce qu’il étudiait et connaissait la nature humaine, notamment son âme à lui, déchirée par des forces opposées. Vers 1870, le terrorisme nihiliste se contente d’attentats ciblés. Dostoïevski pressent ce que sera le communisme de Lénine et de Staline. Il s’agira d’un terrorisme d’État, fondé sur la surveillance réciproque, la délation et la contrainte physique, qui tuera effectivement des dizaines de millions d’innocents, puis se détruira lui-même par purges successives.

Le communisme et le nazisme seront les seuls régimes nihilistes. Hitler aussi, après avoir tout anéanti autour de lui, se suicidera en souhaitant que les Allemands périssent tous, n’ayant pas été à la hauteur de la mission (le Reich de mille ans) qu’il leur a confiée.

De nos jours, il n’y pas de nihilistes proclamés. Des sectes d’allumés existent, djihadistes, racialistes postcoloniaux, écoféministes, fanatiques LGBT, antispécistes véganes ou transhumanistes eugénistes. Certaines associations écologistes, a priori sympathiques parce qu’elles veulent conserver une nature qui nous dispense tant de bienfaits, se profileront peut-être derrière la pauvre Greta Thunberg, par exemple le VHEMT, mouvement pour l’extinction volontaire de l’humanité, fondé en 1991 par l’Américain Les U. Knight, professeur de lycée. Knight pense que les humains sont incompatibles avec la biosphère. La meilleure chose qu’ils puissent faire est de cesser de se reproduire.

Retour du nihilisme? Retour de la surveillance, de la délation? Mesures coercitives et punitives pour retrouver la pureté perdue? Adoration de Greta?

Selon Dostoïevski, les hommes ne vivent pas que de pain; ils ont besoin de se prosterner devant une personne incarnant la perfection. Si cette personne n’est pas le Christ, ils s’abîmeront dans une folie meurtrière.

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